Reçu par la rédaction de La-Paix.org le 4 septembre 2004

Brèves notes de rencontre avec J.S.
Montréal, Café Perk, 2 août 2004

J.S est professeur de psychologie (de la musique) dans une Université de Grande-Bretagne depuis une trentaine d’années. Il s’est aussi intéressé de près aux questions de paix depuis plusieurs années. Au début de 2003, il a mis sur pied, avec un collègue, le site internet Iraq Body Count ( www.iraqbodycount.net  ) qui est devenu la référence internationale incontournable en matière de nombre de victimes civiles de la présente guerre/occupation de l’Irak. De plus, depuis janvier 2004, il est directeur exécutif du Oxford Research Group (ORG) ( www.oxfordresearchgroup.org.uk ) qui existe depuis une vingtaine d’années et qui est devenu un interlocuteur privilégié, parmi les ONG, en matière de paix et de sécurité.

Voici quelques notes sur l’exposé présenté par le professeur à une trentaine de personnes réunies au café Perk, lors de son bref passage à Montréal (voir aussi l’article publié la semaine précédente dans le Mirror, July 29-August 4, p.8 « Death’s database »).

Exposé en trois parties :

bulletNous sommes en train de perdre la guerre contre le terrorisme.
bulletQuelles en sont les principales conséquences ?
bulletQue devraient maintenant faire les mouvements pour la paix de l’Occident ?

1- Nous perdons la guerre contre le terrorisme.

 le nombre des victimes du terrorisme n’a jamais été aussi élevé que depuis l’invasion de l’Irak
 l’Afghanistan est au bord de l’implosion selon un rapport multipartite de la Chambre des députés britannique rendu public le 30 juillet 2004
 l’Irak devient chaque semaine davantage un « État faible et failli » (a weak and failing State), ce qu’il n’avait jamais été sous Saddam (malgré les problèmes réels du régime Saddam
 le Premier ministre désigné ne contrôle guère en dehors de Bagdad
 tout cela avait été prévu par de nombreux analystes et ne devrait aucunement surprendre, sauf le petit cercle autour de Bush et de Blair qui pratiquent le « group thinking » (dirigeants qui n’écoutent qu’une poignée de gens de leur entourage et qui pensent tous comme eux)
 le professeur Paul Rogers, qui enseigne les Peace Studies à l’Université de Bradford et qui vient tout juste de publier un bilan, mois par mois, de la première! année de guerre/occupation en Irak, prévoit que ce pays risque d’être en guerre pour les 30 prochaines années

2- Quelles sont les principales conséquences ?

  1. Une instabilité sérieuse en Irak et dans la région pour les 10 à 30 prochaines année
     que le prochain président US soit Bush ou Kerry ne changera rien à la politique de fond (sauf pour la forme)
     la seule solution véritable serait le retrait immédiat et complet de l’Irak de toutes les troupes étrangères (cela ne réglerait pas tout, évidemment, mais contribuerait puissamment à désamorcer les causes d’une bonne partie du terrorisme et de la résistance actuels)
     malheureusement, ce n’est pas pour bientôt, même si cela se produira inévitablement (et tout délai augmente le prix à payer pour la population irakienne) en raison du coût croissant en vies humaines
  2. Le coût en victimes civiles irakiennes est énorme
     selon Robert Fisk, un des rares journalistes occidentaux encore présents (il n’en reste qu’une trentaine, et presque tous terrés dans leur hôtel à Bagdad), il y a eu 700 morts civiles en juillet 2004 à Bagdad seulement
     selon le Iraq Body Count, on estime les pertes civiles à environ 1000 par mois en moyenne, même si on en parle de moins en moins dans les nouvelles occidentales (à moins d’un « gros événement » avec de nombreux morts), surtout aux USA où la campagne électorale prend toute la place
     de plus en plus d’ONG commencent à utiliser ces chiffres de victimes civiles pour documenter les abus de l’occupation actuelle, y compris les possibles délits criminels ou même crimes de guerre (comme à Falloujah en mars 2004) des forces d’occupation ; on prépare d’ailleurs un Tribunal international qui se tiendrait à Istanbul en mars 2005
  3. De plus en plus de responsables, à l’intérieur du gouvernement, reconnaissent privément que la situation est un « merdier total » (a total mess)
     en Grande-Bretagne, des officiels sénior des principaux ministères concernés (Défense, Affaires étrangères et Développement international) ont mis sur pied un comité de liaison qui rencontre régulièrement les ONG sur la question (ce qui était proprement impensable il y a moins de 3 ans)
     des responsable militaires britanniques parle d’un moral de l’armée qui sera gravement affecté pour les 10 prochaines années et d’une armée qui sera incapable de faire face à toute autre guerre pour au moins 5 ans
     la possibilité (même rare) d’une « guerre » au service de l’humanitaire (comme possiblement en Somalie ou au Darfour) est désormais irrémédiablement compromise ; car en l’absence d’armes de destruction massive, Bush et Blair n’auront d’autre choix que de tenter de justifier leur invasion de l’Irak pour des motifs humanitaires (libérer les Irakiens de la terreur de Saddam) : ce qui discréditera encore davantage et à jamais la notion « d’intervention humanitaire »
  4. Il est maintenant clair que la démocratie et les droits humains ne peuvent jamais s’imposer de l’extérieur
     la seule façon de changer une situation dans un pays est de passer par les gens de ce pays, en les aidant à régler eux-mêmes la situation
     il faut de plus en plus adopter le concept de « sécurité humaine » qui remplace le concept trop vague de « paix » par quelque chose qui se mesure concrètement dans la vie quotidienne des individus (sont-ils en sécurité concrète ou non ?)
     l’Oxford Research Group vient justement d’organiser, à Amman, une table ronde sur la question avec des fonctionnaires de haut niveau venant de partout au Moyen-Orient (compte-rendu disponible en anglais)

3- Que devraient maintenant faire les mouvements pour la paix d’Occident ?

 qui sont les foules qui ont manifesté, à travers le monde, contre la guerre en Irak au printemps 2003 ? s’agissait-il vraiment d’une nouvelle base pour le mouvement pour la paix ?
 non, les études ont montré qu’environ 25% seulement des participantEs en étaient à leur première manifestation et que 75% étaient plutôt des activistes ou militantEs chevronnéEs venant de toutes sortes de « causes » (paix, environnement, syndicalisme, immigration, Églises, féminisme, etc.), et pour beaucoup, pas mal scolarisés
 ce qu’il y avait de neuf, c’est que pour une rare fois l’ensemble des gens mobilisables pour diverses causes étaient tous réunis (comment est-il possible de favoriser à nouveau une telle convergence ? tout en reconnaissant qu’une telle « conjoncture socio-politique favorable » ne se reproduit pas nécessairement souvent ou de manière artificielle)

à court terme :

 se réjouir et fêter nos réalisations (même si nous n’avons pas réussi à empêcher l’invasion de l’Irak, une bonne partie de la débâcle actuelle vient en partie de l’opposition que nous avons manifestée et contribué à construire)
 de plus en plus de gens « à l’interne » (hauts fonctionnaires, militaires, analystes, etc.) sont ouverts à des solutions alternatives pragmatiques (et nous avons un rôle à jouer pour leur en suggérer)
 ne pas considérer les manifestations anti-guerre beaucoup moins nombreuses depuis l’invasion et l’occupation de l’Irak comme un « échec » ; car de plus en plus, le mouvement se construit à partir d’un grand nombre de toutes sortes de petites activités/initiatives pour la paix, dont chacune s’attaque à un petit morceau de l’ensemble et qui sont ainsi beaucoup plus difficiles à réprimer de la part des autorités qu’un large mouvement unifié

à long terme :

 nous devons articuler un véritable « changement de paradigme » par rapport à nos compréhensions traditionnelles de la guerre et des conflits
 toutes les guerres sont ultimement pour le contrôle ou la possession des ressources (pétrole, eau, etc.) et ce besoin est directement causé par notre énorme surconsommation (en Occident surtout) ; l’incitatif à la guerre se cache dans notre propre style de vie ; nous devons réduire notre propre consommation : c’est la seule solution réaliste, même si ce n’est pas populaire
 on ne peut plus séparer les mouvements pour la paix, l’alter mondialisation, l’écologie, etc. Tout est désormais inter-relié et notre succès dépend de notre capacité à favoriser convergences et synergies

Propos recueillies par Dominique B., 13 août 2004

N.B. : Plusieurs documents du ORG (rapports, analyses, etc.) étaient disponibles sur place et le sont aussi sur le site internet. En particulier le “briefing paper” Cutting the Costs of War, Non-military Prevention and Resolution of Conflict (mars 2004).

Note de la rédaction de La-Paix.org: N'ayant pas la possibilité de joindre l'auteur de la conférence ni l'auteur de cet excellent papier, nous avons masqué leurs noms. Si les concernés souhaitent être rétabli totalement dans leur droit d'auteur (ils peuvent nous envoyer un petit email qui nous fera d'ailleurs le plus grand plaisir)