C’est une soirée douce. La lune s’est levée,
toute mince. Le tumulte des enfants s’est tu. Ibrahim, dans son repère, rêvasse.
Il a 14 ans. Il se demande à quoi rime la vie.
Chez les Iäsim, les enfants sont couchés, Balaa, la mère de ces huit enfants,
s’inquiète de la plaie au pied de sa plus vieille, Assouna. C’est une mauvaise
coupure qu’elle s’est faite en marchant sur un tesson tranchant. À chaque jour
son pied gonfle. Kalid , son mari, est parti dans les villages voisins pour
essayer de trouver un médicament pour stopper l’infection. Balaa craint que sa
grande ne puisse plus courir et aller chercher de l’eau. Assouna a treize ans.
Ibrahim, dans sa cachette, pense souvent à Assouna,. C’est lui qui lui courrait
après lorsque son pied glissa sur cette demi-bouteille.Il arracha vite la manche
de sa tunique pour faire un bandage. Ça saignait beaucoup. Depuis une semaine,
il pense beaucoup à Assouna.
Soudain, un grondement lointain. Le cœur d’Ibrahim, s’amplifie. C’est un son
qu’il connaît. La panique se lie dans ses yeux. Il aperçoit au-dessus de sa tête
deux avions américains. Ils passent à une vitesse incroyable. C’est étrange, ils
sont silencieux. Non, 2 secondes éternelles plus tard, un son, faisant vibrer le
sable, lui torture les oreilles. Au loin le grondement devient insistant. De
gros oiseaux noirs approchent. Des bombardiers. « Allah! Allah! Mais pourquoi?
Allah? »
Les bombardiers approchent, Ibrahim se terre dans sa cachette. Il n’ose plus
bouger, il est paralysé. Il ne pense qu’à Allah. Il espère que son allié ne le
laissera pas tomber.
Oui, Allah ne le laisse pas tomber, les avions ne se dirigent pas sur lui. Ils
se dirigent vers le village, vers sa maison. La maison de son oncle parce qu’il
vit chez son vieil oncle.
Son oncle, c’est toute sa famille. À deux ans, il a tout perdu, sa famille, sa
maison, ses choses, ses tuniques, tout. Il a été sauvé par Allah. Il ne sait pas
pourquoi. Son oncle, lui, dit qu’il le sait. Mais il dit aussi, qu’il est trop
tôt pour lui dire!
Il voit son oncle au loin, qui le cherche. Les bombardiers sont au dessus. «
Mais, cache-toi, mon oncle! » Les bombardiers passent, ouf! Ils ne l’ont sans
doute pas vu. Attention! Ils ont lâché leurs bombes. Son oncle reste debout, il
ne se méfie pas. Il l’entend l’appeler.
Ibrahim crie : « Mais couche-toi, mon oncle. »
La bombe tombe, on dirait que l’air l’a ralenti. C’est sans doute Allah qui
essaie de l’arrêter. Mais elles sont trop lourdes. L’air et Allah n’y peuvent
rien. Il y en a plusieurs. Une se dirige tout droit sur sa maison.
C’est trop fort. Ibrahim ne pense plus à rien. Sa paralysie s’est dissipée. Il
court vers son oncle et voit la bombe derrière lui qui va toucher sa maison.
Ibrahim court, il court.
C’est comme si le sable veut le retenir. Ses pieds s’enfoncent, malgré tous ses
efforts. Il n’avance pas assez vite. La bombe éclate. C’est sur sa maison. Son
oncle plie en deux par derrière comme s’il criait à Allah. Il tombe. Un souffle
de sable le recouvre instantanément. Ibrahim ne voit plus rien. Ses yeux sont
pleins de sable. Il court toujours vers son oncle enseveli.
C’est un morceau du toit qui l’a plié en deux. Son oncle ne bouge plus. Il a les
yeux ouverts.
Les bombes tombent partout, Il pense à Assouna. Il pense à Kali, le plus jeune
frère d’Assouna. Il a deux ans Kali. Ibrahim a peur. Il ne veut pas qu’une
bombe…
Ibrahim court, sa peur se transforme en rage. Il a la force d’un animal enragé.
Il maudit ces avions. Il lance de toutes ses forces, des pierres pour les
détruire. Et il court. Il court entre les bombes qui continuent de tomber. Il
fait noir. La lune trop mince n’éclaire presque pas. La lumière vient des feux.
Les maisons brûlent, les gens crient.
Chez les Iäsim, la bombe est tombée. Kali pleure et crie. Kali ne voit plus
rien. Ses yeux sont brûlés. Kali ne sait pas ce qui arrive. Il y a poussière et
chaleur partout.
Les roches brûlent. Kali cherche à tâtons. Il touche enfin à une main. C’est la
main de sa mère, il l’a reconnaît à sa bague dans son petit doigt. Sa main est
molle comme sans vie. Kali ne comprend pas pourquoi sa mère ne le saisit pas. Il
la tire, Kali, ne crie plus. Kali ne respire plus. Il ne voit pas mais il sait
maintenant, qu’il est seul. La main de sa mère est dans ses bras. La pierre est
encore chaude. La main de sa mère devient froide. Elle est toute mouillée. Elle
est toute seule. Kali devient fou. Kali est seul.
Ibrahim court toujours. Ibrahim pleure. Il pleure de désespoir. Tout est
détruit. Il rencontre à tout moment des morceaux de personnes. Seul son
mouvement l’empêche de s’évanouir. Il n’entend plus. Le bruit des bombes a brisé
ses tympans. Il voit, à travers l’eau de ses yeux, il voit le chaos. Il voit les
gens crier, les gens pleurer, les gens courir et surtout les gens morts.
Il oublie où il va, il ne sait plus où il est. « Pourquoi? Allah? Pourquoi?
Allah? »
Il pense soudainement à Assouna. Il court de nouveau avec toute son énergie. Il
aperçoit enfin la maison d’Assouna. C’est un tas de pierres. Il n’y a personne.
Allah les a sauvés. Il s’arrête. Il n’ose s’approcher. Comme si Allah lui disait
: « Non, n’y va pas. » Il s’approche. De grandes flaques rouges
contrastent avec le gris de la poussière. Ibrahim voit tout à coup tout noir. Il
tombe par terre comme s’il manquait d’air. Il respire, sa vue revient peu à peu.
Il s’avance. Voit tout ce sang. Assouna! Assouna!
Où es-tu, Assouna? Il regarde sans vouloir voir. Il ne veut pas voir. Il crie :
« Assouna »
Ibrahim devient machine. Il devient machine à
chercher. Tout ce qu’il voit ne le touche plus. Il découvre un à un, toute cette
famille qui était un peu la sienne. Puis Kali! Kali qui le ramène à la vie. Kali
qui tient la main de sa mère. Kali qui ne le voit pas. Il n’ose lui enlever
cette main sans vie. Il sait que c’est tout ce qui lui reste. Il n’a pas vu
Assouna. Il ne veut plus chercher. Quand il se ferme les yeux, il la voit. Il
voit son sourire. Ibrahim se lève en tenant Kali et la main de Balaa et crie de
toutes ses forces : « Allah! »
Ibrahim a maintenant compris pourquoi Allah l’a sauvé quand il
avait deux ans.
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