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1.
CONSTRUIRE LA PAIX
Le vingtième siècle a vu une
course de vitesse entre deux processus contradictoires : d’une part, la
généralisation de la guerre de tous contre tous, attisée par les nationalismes,
la puissance des idéologies et le progrès technologique dans les armements.
D’autre part, la montée vers la paix généralisée, l’entente entre les nations,
sous l’influence de la culture démocratique, et grâce aux progrès du droit
international. Le siècle s'ouvrit sur une
guerre sans précédent par le nombre de belligérants, la puissance de
destruction, la cruauté des combats. Ce conflit engendra en outre de nouvelles
menaces : naissance de l'URSS, et création d'Etats incertains en Europe
centrale, sur les débris de l'Empire austro-hongrois. Mais une volonté réelle
d'en finir avec la guerre se manifesta aussi. Après les 10 millions de morts de
la Première Guerre Mondiale, la Ligue des Nations fut un pas vers un parlement
des nations visant à rendre la guerre impossible. Mais cet organisme ne sut endiguer le déferlement du totalitarisme nazi, ni les 50 millions de morts de la Deuxième Guerre mondiale. Après1945, des efforts plus importants furent effectués par le “camp de la paix” pour mette la guerre hors la loi, à travers la création de l’ONU. Mais l’ONU fut paralysée par la Guerre Froide. Avec la fin de celle-ci, beaucoup pensent que les chances de la paix n’ont jamais été aussi grandes, et qu’il faut tout faire pour les saisir. D’autres sont sceptiques. Qu’en est-il exactement ? 1.1 LE DOUBLE AGENDA DE LA PAIX
Rappelons d’abord qu’en
1945, un double agenda de la paix fut
fixé : - préserver la paix, en empêchant les
conflits d’éclater. C’est le rôle du gendarme et du juge : arrêter le méchant en
usant de la force publique, condamner ses méfaits et lui infliger une peine de
dissuasion. - construire activement la
paix d’autre part, en amenant dans le coeur des homme un désir sincère de se
considérer fraternellement et non comme de potentiels ennemis. Cette seconde
tâche s’apparente évidemment plus au rôle de l’instituteur et du professeur qui,
par un travail d’éducation, polissent et forment le caractère des futures
générations pour en faire des citoyens voulant la paix entre tous. Répandre une
culture de la paix à travers l’éducation des consciences est la stratégie
décisive de toute construction de la paix. Si l’application
institutionnelle de ces deux notions à l’échelle planétaire est une nouveauté de
notre temps, le distinguo est ancien. Spinoza l'a résumé dans un célèbre dicton
“La paix est plus que l’absence de guerre”. Pour Spinoza, ne pas se battre, ce
n’est pas encore être vraiment en paix, c’est-à-dire réunis de façon positive.
Bien avant lui, Saint Augustin, tout en louant la bravoure et la loyauté des
hommes de guerre - évoqua une gloire plus grande encore, celle de “tuer les
guerres par la parole, plutôt que les hommes par le fer, et à obtenir la paix
par la paix, et non par la guerre”. Le problème, aujourd’hui, est d’aller
au-delà de la solution des conflits, et vers une véritable entente entre les
hommes. 1.1.1 PRESERVER LA PAIX : L’ONUPréserver la paix dépend de
l’ONU et de ses membres, les Etats-nations de la planète. Le Conseil de Sécurité
joue un rôle clé. Ici, la paix a le sens de sécurité, d’équilibre des forces.
Aux diplomates et militaires d’y veiller. Le maintien de la paix est donc une
affaire d’États, pour arriver à des cessez-le-feu entre belligérants quand c’est
possible. L’ONU ne prétend pas instaurer la paix perpétuelle. Les chefs d’États
peuvent croire en l’existence d’un désir de paix noble et élevé dans le coeur
des êtres humains, mais savent par expérience que la paix ainsi conçue n’a pas
de patrie dans le monde politique : les Etats ont des intérêts divergents, des
forces inégales, des vues contraires. On peut seulement espérer canaliser leur
violence, et si c'est impossible, on doit recourir à des forces de maintien de
la paix pour empêcher les belligérants de se battre. Mais on ne peut forcer les
peuples à s’aimer. Les Etats ne sont pourtant
pas des monstres froids dans leur approche de la paix. Pour se rapprocher d’une
paix réaliste mais équitable, ils s’efforcent d’aboutir, là où c’est possible, à
un équilibre des forces ou des pouvoirs. On ne supprime pas l’existence de
forces chargées d’agressivité et d’hostilité, on se contente de parvenir à un
équilibre entre elles. Cette conception de Metternicht triompha au Congrès de
Vienne de 1815, après les guerres de Napoléon. Elle a été souvent appliquée
depuis. 1.1.2- CONSTRUIRE LA PAIX : L’UNESCOL’équilibre des forces a
pour inconvénient de ne pas supprimer la graine de la violence et de la guerre.
On l’empêche seulement de croître et de porter des fruits macabres sur les
champs de bataille. Eduquer les êtres humains à cultiver d’autres graines dans
leurs coeurs, favoriser une culture de la paix, cette tâche a été celle de
l’UNESCO et d’autres organismes. On se souvient de ces superbes formules :
“Les gouvernements (...), au nom de leurs peuples, déclarent : que
les guerres, prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des
hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ; que l’incompréhension
mutuelle des peuples a toujours été (...) à l’origine de la suspicion et de la
méfiance entre les nations, par où leurs désaccords ont trop souvent dégénéré en
guerre ; qu’une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des
gouvernements ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des
peuples, et par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la
solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.”[1] On le voit : cette paix-là est plus que le cessez-le-feu qu’obtiennent le diplomate et le soldat. Elle est “plus que l’absence de guerre”. Construire la paix, dans l'optique de l’UNESCO, c’est envisager la paix comme une amitié des peuples, comme une concorde. La guerre finit alors par devenir un phénomène anormal. 1.2
“ARMES” DE LA LA PAIX : POUVOIR,
SAVOIR ET AVOIR
Maintenir la paix passe par
l’équilibre des forces. Construire la paix requiert d’autres stratégies. En
pratique, la construction de la paix a trois niveaux : démocratie, éducation, et
développement économique. Les bâtisseurs de paix estiment en effet que trois
types de frustrations peuvent courroucer l’esprit des hommes et armer leurs bras
: des frustrations devant d’injustes et inégales répartitions : du pouvoir, d'où
les efforts pour étendre la démocratie ; du savoir, d'où les efforts pour
étendre et améliorer l'éducation ; de l’avoir, d'où des efforts pour étendre
l'accès à la propriété, à la richesse, à la consommation. · Les idéaux démocratiques progressent. Des voix discordantes se font certes entendre, disant que la "démocratie" est le paravent de la culture occidentale pour dominer les autres. On dit aussi qu'il y a plusieurs voies vers la démocratie. Ces propos ne sont plus de mauvaise conscience que de mauvaise foi. En réalité, il est dans l'intérêt des Etats de chercher la participation volontaire de leur population. Tous veulent en effet susciter un élan national réfléchi, et cela ne peut se faire qu'en respectant les siens et en gouvernant avec l'assentiment éclairé du peuple. Avec le renforcement des Etats-nations, l'idéal démocratique ne peut que progresser, pour que les habitants de la planète accèdent librement à la citoyenneté et puissent décider de leur destin collectif en ayant un droit de regard sur la politique de leurs États. · L’extension de l'éducation est liée à celle de la démocratie : l'exercice de responsabilités politiques supposant une conscience citoyenne, et une capacité de connaître les enjeux et les alternatives parfois complexes, la répartition égale du savoir a été vivement encouragée, et l’idée d’éducation universelle est devenue, avec celle de culture démocratique une des idées-forces de construction de la paix. · Enfin, il est clair que les hommes ont peu de chances de pouvoir plus et de savoir davantage s’ils sont privés d’avoir. L’accès aux biens matériels, à la propriété privée, et la capacité pour tout homme de faire progresser un capital, furent perçus comme des moyens puissants de garantir une paix durable. 1.3
DEUX OBSTACLES A LA PAIX : LA GUERRE FROIDE ET LE NATIONALISME
Depuis sa fondation,
l’UNESCO a voulu promouvoir ces trois objectifs. Mais ses louables intentions se
heurtèrent longtemps à deux obstacles majeurs : la guerre froide et la puissance
des nationalismes : “L’Agenda de la paix va prendre encore un demi-siècle de retard : 1949-1989, le temps de mener à son terme l’affrontement est-ouest entre communisme et libéralisme - ainsi que le temps, pour tous les peuples jusque là colonisés, d’émerger à la souveraineté politique et de rejoindre la communauté internationale.”[2] 1.3.1- LA GUERRE FROIDE 1.3.2- LES NATIONALISMES Les pays qui réussirent leur
décollage furent les pays d’Asie où les dirigeants purent créer à la fois un
idéal national et une éthique capitaliste : le Japon, puis les dragons (Corée du
Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour). Ces pays ont adopté les buts de l’UNESCO
(pouvoir, savoir, avoir) au niveau national : faisant de la patrie la valeur
suprême, ils ont mobilisé leur population par des slogans nationalistes, puis
fait naître peu à peu un espace démocratique, quitte à le décréter d’en haut au
départ. Tous se sont appuyés sur l’éducation de masse, obtenant là des résultats
remarquables. Tous enfin ont su créer une classe moyenne, intéressée à épargner,
investir, posséder, consommer. La Thaïlande et la Malaisie peuvent, dans des
contextes ethniques, politiques et culturels différents, aboutir à des résultats
similaires. Mais dans l’ensemble de la
planète, le nationalisme fut plutôt néfaste. Sans vision morale de leur rôle,
sans maturité politique, maints chefs d’Etat investis de la puissance maximale
(diriger un Etat souverain), ont
mené leurs peuples dans des chimères de grandeur nationale. Des
programmes d’industrie lourde, de grands travaux, de militarisation, liés à un
usage népotique du pouvoir, aux dépens du développement agricole et de
l’éducation, ont servi à dilapider l’argent international sans générer d'essor
national. Au total, la combinaison de
la guerre froide et des passions nationales a renvoyé à plus tard le deuxième
volet de l’agenda de la paix : la construction active de la paix. Federico Mayor, directeur général de l’UNESCO le constatait lucidement, pour le
cinquantième anniversaire de l’Institution qu’il préside. “Préserver la paix, nous savons parfois le faire ; construire, pas encore. Certaines opérations de maintien de la paix requièrent aujourd’hui un investissement de 1,5 milliard de dollars. Dans le même temps, on ne parvient pas à réunir 30 millions de dollars pour des opérations de construction de la paix (...) Seulement voilà : les actions préventives n’apportent ni gloire ni reconnaissance à ceux qui les mènent. Le conflit n’éclatant pas, personne ne vous félicite de l’avoir empêché. On décore les généraux qui gagnent les petites batailles, pas ceux qui sont vraiment importants, qui évitent les grandes guerres. Nous touchons là à l’intangible. Nous n’avons pas appris à investir dans l’intangible.”[3] 1.4.
MONDIALISATION, UNIONS REGIONALES, FIN DES CONFLITS FRATRICIDES
1.4.1. LA MONDIALISATION : UNE NOTION ENCORE AMBIGUEMalgré ce constat lucide,
Federico Mayor souscrit à un sentiment commun : la fin de la Guerre Froide est
une chance de reprendre l’agenda de la paix. Trois facteurs favorables à la paix
caractérisent les années d’après guerre-froide : mondialisation, apparition de
pôles régionaux, résolution des conflits fratricides. Ces facteurs sont liés :
la mondialisation signifie que les pays ne sont affiliés à des blocs, mais se
regroupent par affinités régionales. Celles-ci permettent de mieux traiter les
conflits fratricides, qui se débarrassent de leurs oripeaux idéologiques.
1.4.1.1. De la détente à l’entente ?Evoquons d’abord la notion
de mondialisation. Ce terme imprécis traduit et (trahit) le mot anglais globalisation. S’il s’agit de donner une
tournure savante à l’idée déjà ancienne de “village planétaire”, il n’y a
vraiment rien de nouveau sous le soleil. Voilà en effet plus d’un siècle que les
peuples du monde sont devenus inter-dépendants et vivent une histoire toujours
plus intégrée. Mais les années 90 ont été marquées par une nette accélération du
rapprochement des hommes, sous l’effet combiné de trois facteurs : la fin de la
guerre civile entre deux blocs idéologiques. Le recul des souverainetés
nationales avec l’intégration accrue des économies. Et l’explosion des
technologies de l’information. Reste à savoir si le monde en sort plus uni ou
plus uniformisé. Le premier sens de la
mondialisation se situe dans la sphère des idées. Si les années 70 et 80 furent
celles de la détente armée entre deux
blocs idéologiques, les années 90 peuvent être qualifiées comme des années d’entente, au sens premier du terme : on
parle désormais le même langage. Des débats très vifs continuent d’opposer les
hommes, mais la nouveauté est une acceptation croissante d’un vocabulaire et de
règles du jeu identiques. la langue de bois idéologique, les mots à double sens
sont en recul. Ceci dit, vers quoi mène la
mondialisation entendue comme fin du combat idéologique ? Allons-nous vers une
entente au deuxième sens du terme, c’est-à-dire, de rapports d’amitié plus
grands entre les peuples ? Gorbatchev parlait de bâtir une maison commune,
autour de valeurs universelles. Celles-ci restent à définir. Le Pape Jean XXIII,
dans son encyclique Pacem in Terris,
en appelait à la paix entre les nations, basée sur la vérité, la justice, la
charité et la liberté[4].
Si la vérité doit être le principe cardinal de la paix, de quelle vérité
s’agit-il ? La science connaît une spécialisation croissante, les grandes
religions sont tentées par le repli sur la fonction identitaire, l’universel
paraît reculer. Un vague humanisme réunit une certaine élite, mais les
programmes d’action vraiment internationaux restent rares. Le genre humain,
faute de se réunir autour de tâches
réfléchies se rassemble autour de quelques occasions saisies pour se rapprocher,
vivre une fusion, mais elles se situent souvent au plan de l’émotion éphémère,
sans enracinement ontologique. Le passé mythique et le présent fabuleux y sont
plus célébrés que l’avenir. Il nous reste donc à progresser dans une vérité qui
soit plus de l’ordre de l’être que des dogmes. En l’absence de prophétisme, de vision commune, les années 90 ont connu le rayonnement de certaines autorités morales. Des figures comme Havel et Walesa, le pape Jean-Paul II, le Dalaï Lama, Aung Sang Suu Kyi et d’autres, ont réussi à toucher les coeurs au-delà de leur communauté. Cependant, ils sont plus admirés comme résistants courageux à certaines formes de mal, qu’ils ne sont suivis intérieurement comme pionniers de vérités et d’un bien supérieurs. Sommes-nous mûrs pour une révolution morale ?
1.4.1.2 L’interdépendance des Etats,
l’intégration des économies
Le deuxième sens de la
“mondialisation” se situe dans la sphère politique et économique. Il y a
intégration et interdépendance croissante. Là encore, il ne s’agit pas en soi
d’un phénomène inédit, mais ses manifestations sont spectaculaires. Les fusions
d’entreprises s’accélèrent, les politiques économiques ne cessent de se
rapprocher et de s’harmoniser. Par ailleurs, comme nous le montrerons plus loin,
les années 90 ont vu pulluler les tentatives d’unions régionales, première étape
vers une mondialisation des échanges. Où est l’homme dans ces
rapprochements d’Etats, ces regroupements de capitaux ? Aller vers une terre
unie, oui, mais une terre des hommes. Si la mondialisation est une
standardisation, elle ne peut qu'inquièter. En effet, les regroupements sont
parfois souhaitables, à condition d'être maîtrisés et à visage humain. “A quoi
sert de gagner le monde si l’on doit perdre son âme ?” Là se situe la réflexion
sur la mondialisation. Mais prendre en compte le facteur humain doit éviter le
langage victimaire, là pensée d’assistanat : “N’oubliez pas mes droits et mon
identité”. L'enjeu est plutôt de développer dans les nouvelles générations le
sens du rapport à autrui, l’apprentissage d’une civilité et d’un sens des
responsabilités élargis au-delà de son pays. La mondialisation sera nocive s'il
s’agit de gérer de loin, par directives bureaucratiques, des sociétés
productivistes et consommatrices dont on flatte l’individualisme pour atomiser
les demandes. Elle sera bénéfique si elle mobilise des âmes altruistes et
responsables pour bâtir un destin commun. Tocqueville rêvait d'une maturation
morale des citoyens, et redoutait la venue d’un “pouvoir tutélaire, prévoyant et
doux, ne cherchant qu’à fixer irrévocablement les hommes dans l’enfance. On ne
fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage puisse jamais
sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs.” Une troisième révolution
s’impose. Une révolution juridique ? le progrès du droit international
mettra-t-il les guerres hors-la-loi ? Le droit aidera, s’il s’accompagne d’une
révolution morale. Les théories du contrat social ont entraîné les révolutions politiques des
XVIIIe et XIXe siècles. Il s’agissait de constituer le
peuple souverain. Puis les XIXe et
XXe siècles ont connu des révolutions économiques et sociales,
pour libérer les forces productives, donner à l’homme la maîtrise du
développement. Ainsi est né le monde moderne. Ces deux processus ont atteint un
stade mondial. Les obstacles à ces idéaux reculent. Beaucoup avaient cru que ces
deux révolutions de la politique et de l’économie suffiraient à établir la paix.
Raymond Aron l’aurait voulu : "L'humanité a vécu au cours du dernier siècle une
sorte de révolution, peut-être vaudrait-il mieux dire mutation, dont l'allure
s'est accélérée au cours des dernières décennies. Cette mutation historique,
chaque génération, chaque penseur s'efforce de la définir depuis le début du
siècle dernier. Révolution intellectuelle, technique, économique, qui, à la
manière d'une force cosmique, entraîne l'humanité vers un avenir inconnu.” (Dimensions de la Conscience Historique,
1961). “Pourquoi cet avenir
n'a-t-il pas été pacifique ?” s’interroge alors Pierre Hassner[5]
qui propose de revenir à la réflexion première sur la paix, celle de Platon, qui
situe le problème de la paix à l’intersection de la politique (l’Etat) et de la
morale (la vertu de l’âme humaine). Tocqueville lui-même avait souligné que la
démocratie n’est pas seulement affaire de suffrage populaire et de séparation
des pouvoirs, mais repose sur la vertu. L’un des dirigeants démocratiques à
percevoir cet enjeu est Tony Blair, avec sa formule simple : “fixer un nouveau dessein moral à la
Nation.” Ses succès récents pour établir la paix en Irlande, accorder plus
d’autonomie à l’Ecosse et aux Pays de Galles, mais aussi pour faire reculer la
violence des jeunes en responsabilisant leurs parents, vont dans le sens de
cette mutation que nous évoquons. La force morale est au
centre de la culture de la paix, et exige autant de sueur, de larmes et de sang
que l’appel churchillien à la guerre. Le Général Mac Arthur, vainqueur puis
redresseur du Japon, croyait en une paix éternelle et se prononça pour
l’abolition de la guerre, mais c’était à ses yeux un problème spirituel,
nécessitant un amendement de la nature humaine. Plus grand dans la paix que dans
la guerre, il fut plus aimé de ses anciens ennemis que de son propre peuple.
Alain Peyrefitte a montré le rôle de la confiance pour créer le ciment d’une
société. Ces réflexions nous montrent qu’une révolution spirituelle,
transcendant les dénominations religieuses tout en les mobilisant, est
nécessaire pour asseoir la volonté de paix. Nos propositions pour l’Asie du
sud-Est et le Laos font appel à cette notion d’une révolution spirituelle.
1.4.1.3 - Une nouvelle révolution
dans les techniques d’information
Enfin, la “globalisation”
est celle des échanges d’information. On est certes depuis longtemps dans l’âge
de l’information, mais il est vrai que les années 90 ont connu une nouvelle
révolution électronique et informatique, qui a décuplé notre pouvoir d’informer
et d’être informés : par vidéo, télécopie, PC et internet, téléphonie mobile.
L’illusion est de croire que cette révolution de l’information rapproche les
hommes. Elle leur donne la possibilité de le faire, à condition qu’ils aient du
sens à partager. La libération de
l’information n'est donc qu'un outil qui peut autant favoriser le repli sur soi
que l’ouverture aux autres. On le voit : la
mondialisation est un cadre conceptuel en recherche d’une substance et d’un
contenu. Elle doit être perçue par les bâtisseurs de paix comme un facteur
positif pour faire progresser leur dessein, à condition d’avoir de réels projets
pour rapprocher le coeur des hommes. C’est ce que nous avons nous-mêmes tenté de
faire dans un cadre précis, celui de l’Asie du Sud-Est. 1.4.2 L’EMERGENCE DES POLES REGIONAUX
La mondialisation montre en
effet son visage le plus positif dans le contexte d’un autre phénomène des
années 90, qui lui est d'ailleurs corollaire ; la montée des pôles régionaux
dans le monde entier. Bernard Gerbier explique
bien le lien entre mondialisation et régionalisation : "Entre la nation, cadre politique devenu trop éroit pour le développement des forces productives dans la plupart des cas, et le monde, trop gigantesque, la seule solution possible pour réconcilier opérationnalité des forces productives et opérationnalité des rapports sociaux paraît être la solution régionale".[6] Ces unions régionales
peuvent aider de façon tangible à construire la paix. Un impératif de prudence
devant la fragilité de l’économie mondiale incite les pays d’une même zone à
s’unir "Les exemples se multiplient, note J-P Robin. Avec la crise économique et
financière et ses effets de contagion tous azimuths, le régionalisme est une
valeur qui monte. La crise encourage à renforcer les liens traditionnels de
solidarité, que la proximité soit géographique ou culturelle. Chacun privilégie
sa région.”[7]
Mais ce n’est pas le seul facteur. Les peuplent retrouvent leurs affinités. Le
fleuve de l'histoire, sorti de son lit à cause des barrages idéologiques,
reprend son cours, favorisant les projets d'union régionale. Le plus avancé est
l'Union Européenne, accéléré dans les années 1990 : Traité de Maastricht,
élargissement à quinze, passage à l'Euro, ouverture aux pays de l'est européen.
· Outre Atlantique, les projets d'union régionale abondent : MERCOSUR (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay), CAN ou Pacte Andin (Colombie, Venezuela, Equateur, Pérou, Bolivie), MCCA ou Marché Commun d’Amérique Centrale (Guatemala, Honduras, Salvador, Nicaragua, Costa Rica), CARICOM ou Communauté Caribéenne, ALENA (Etats-Unis, Canada et Mexique), sont les principaux projets. Il y a aussi un projet panaméricain : un ensemble allant de l'Alaska à la Terre de Feu, visant à rassembler les deux Amériques : l'Amérique anglo-saxonne et protestante du Nord, et l'Amérique latine et catholique du sud. · En Asie orientale, l’ASEAN, a absorbé le Vietnam en 1995 le Laos et la Birmanie en 1997, et finalement le Cambodge. L’Asie du Sud-Est politique coïncide ainsi avec l'Asie du Sud-Est géographique et historique. ·
D'autres projets d'union régionale
existent aussi en Afrique : le plus prometteur est le SADC, qui réunit 14 pays de l’Afrique
Australe en un marché de 180 millions d’âmes, entraîné par la locomotive de
l’Afrique du Sud. En Océanie également, des embryons d’unions régionales
existent. En tout, plus de 40 projets d’union régionale ou sous-régionale ont
été répertoriés depuis le début des années 90. Face à ces "forteresses"
régionales, certains voient la "géoéconomie" supplanter la "géopolitique".
Propos brillant mais inexact. Une union régionale "prend" si le ciment humain
est plus fort que la défense d’intérêts économiques semblables ou la prudence
face à des dangers communs. Des facteurs de proximité font, selon le CEPII, de bons
régionalismes : liens culturels, historiques et linguistiques, similarité des
systèmes politiques, des niveaux de vie, ou des politiques commerciales.
Surtout, "une chose semble certaine : les unions commerciales ne fonctionnent
bien que lorsqu'il existe une affectio
societatis entre les pays membres. Le contre-exemple le plus frappant est l'APEC ... Trop diverse, elle n'a jamais réussi à se structurer." [8] 1.4.3 LA FIN DES CONFLITS FRATRICIDES
La résolution des conflits
fratricides est à lier aux deux facteurs précédents : dans un contexte
d'entente, où tout se sait d’un bout à l’autre du globe, et d'affirmation des
régions, les frères ennemis d'hier essaient de déposer les armes et de partager
un espace et une histoire devenus communs. Déjà après la deuxième guerre
mondiale, on vit des frères ennemis s'unir un effort de paix global : les
Etats-Unis et le Japon bâtirent une amitié en grande partie sincère. Plus
profondément, l’Allemagne et la France, les deux enfants terribles de
Charlemagne, jetèrent leurs forces communes dans la construction européenne,
scellant une amitié vibrante, s’illustrée par des couples célèbres : De Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmidt, ou Mitterrand-Kohl. On se souvient, pour ce
dernier exemple, d’une image forte de réconciliation entre les deux nations :
l’historique “main-dans-la main” de Verdun en 1984.[9]
La fin de la guerre froide a favorisé des entreprises similaires. Au plan
mondial, les deux blocs ont cessé
de s’affronter et les ennemis d’hier coopèrent au niveau d’un certain nombre de
valeurs communes. Les deux Rome rivales du vingtième siècle (Washington et
Moscou) essaient de résoudre ensemble les conflits (Irak, ex-Yougoslavie entre
autres), même si les Russes n’en ont plus la puissance et ont fort à faire après
le démantèlement de leur empire et les conflits qu’il entraîne.
Au niveau
européen, l’ancienne rivalité entre
OTAN et Pacte de Varsovie, la division de l’Allemagne sont des souvenirs du
passé, et les “pays de l’est” portent leur candidature à l’UE.
En Afrique, l’exemple le
plus spectaculaire est sans conteste l'Afrique du Sud : ce pays stratégique par
sa position et ses ressources a démantelé le système fratricide de l'apartheid.
Les peuples qui le composent s'efforcent de bâtir une prospérité qui ait un
effet d'entraînement pour le développement régional en Afrique australe. Les
afrikaners, farouches héritiers du messianisme huguenot, s’identifièrent
longtemps au peuple élu, considérant leur terre comme une Terre Promise.
Aujourd’hui, les plus éclairés d’entre eux ne sont pas loin de croire que ce
sont tous les sud-africains, enfin réunis, qui ont vocation à être un modèle de
nation africaine capable d’entraîner le reste du continent. Le Calvinisme change
de sens en changeant de signe : il n’oppose plus les blancs élus et bénis aux
noirs réprouvés dans une forteresse assiégée par ses voisins. Il s’agit plutôt
de concevoir une bénédiction de l’ensemble de la nation qui s’étende par
diffusion et effet d’entraînement à ses voisins. Au
moyen-orient, le processus de paix est
plus lent : là aussi, la rivalité entre Israël et le monde arabe autour d’une
terre deux fois promise, fut insoluble pendant la Guerre froide. Le dialogue
entamé à Madrid après la guerre du Golfe a connu une phase radieuse avec les
accords d'Oslo, et la remise du Prix Nobel à Rabin et Arafat, puis les débuts
d'un Etat palestinien. Si la situation est actuellement bloquée, le dialogue
entre les fils d’Abraham n'est pas rompu. Là aussi, la fin du conflit entre les
messianismes juif et arabe permettrait de poser en termes sereins la question
proche-orientale dans son ensemble. C'est que le proche-orient représente un
espace politique et économique mais aussi historique, crucial pour la paix
mondiale. Cette région du monde, après avoir été le berceau des trois
monothéismes, a semblé “maudite” trop longtemps. Avec la fin des conflits, la
mise en commun des ressources, et en particulier de l'eau, favoriserait un
développement plus rapide, permettant à cette région de redevenir un des
carrefours majeurs de la civilisation, aux confins de l’Europe, de l’Afrique et
de l’Asie. Dernier exemple, qui nous
ramène à l’Europe : les pourparlers de paix en Ulster, et la fin probable du
conflit entre Protestants unionistes et catholiques républicains. C’est certes
un enjeu moins stratégique que les deux précédents, mais l'accélération de la
construction européenne, et le bon développement économique et culturel de la
République d'Irlande depuis une décennie, en partie grâce à l'aide européenne,
ont sûrement joué un rôle dans la volonté de déposer les armes. A quoi s’est
ajouté, encore une fois, le rôle des hommes. 1.4.4- CONFLITS FRATRICIDES ET ENJEUX REGIONAUX
On doit certes tempérer cet
optimisme, et compter avec le réveil de brasiers fratricides mal éteints. La fin
de la guerre froide et le démantèlement des empires artificiels ont entraîné une
troisième vague de nationalismes dans les années 90. L’Eureope seule a enfanté
de plus de dix nouveaux pays. Parfois, la paix n’est pas menacée : Ukraine et
Biélorussie, Pays Baltes, partition de la Tchécoslovaquie, Slovénie et Croatie.
Ailleurs, on frôle la réaction en chaîne, surtout à l’est des Balkans. D’autre
part, les conflits locaux de caractère ethnique ou religieux, persistent ou se
réveillent. La question basque demeure épineuse. Des conflits fratricides ont
ensanglanté la Yougloslavie, le Caucase, l'Afrique Centrale. Mais la
poblématique est la même. Le premier cas pose la question du destin des Balkans,
de leur place en Europe. Le second, celui de l'Afrique de l'Est dans son
ensemble, en particulier la région des grands lacs. Dans le Caucase, la
co-existence de nombreuses ethnies dans le cadre d’une confrontation entre islam
et chrétienté, Europe et Asie, sur fond de pétrole et de caviar de la Mer
Caspienne, est un cas d’école. Ces trois zones de conflits fratricides révèlent
des questions régionales. Ils ont lieu sur des plaques tectoniques de la
géographie, de l’histoire et de la civilisation. Ces conflits, si douloureux
qu'ils soient pour les populations martyrisées, n'ont pas dégénéré en
embrasement général. Ils trouveront leur solution acceptable dans le cadre d’un
idéal régional et avec le soutien chaleureux des grandes puissances. Surtout,
ces régions du monde ont besoin de figures morales : alors les pires ennemis
peuvent devenir les meilleurs amis et propager la paix. En général, la
résolution de ces conflits est retardée par l’absence de figure morale
charismatique (un Mandela) ou dynamique et imaginative (un Tony
Blair). Au total, et en tenant
compte qu’aucun de ses conflits sanglants n’a dégénéré en se généralisant, on
constate que la cause de la paix a plutôt progressé ces derniers temps Cette
embellie doit être appréciée à sa juste valeur. Elle clôture un siècle
meurtrier, qui aura connu le totalitarisme, deux guerres mondiales et une guerre
froide, l'apparition de l’arme nucléaire, et de façon générale, la banalisation
de la violence.
1.5
LA PAIX EST-ELLE POSSIBLE ?
1.5.1- LA PETITE PLACE DE LA CONCORDEQu’il y ait des chances, aujourd’hui, de consolider la paix, ne résout pas le problème philosophique fondamental : qu’est-ce que la paix ? est-elle possible en ce monde ? Peut-on seulement la définir ? Voici comment le Larousse définit la paix :
On voit la grande place de
la guerre et la petite place de la concorde dans le mot “paix". Rarement une
vertu aura rendu pareil hommage au vice. Quant aux encyclopédies, elles sont
muettes sur la paix et renvoient souvent à “Guerre et paix”. Ainsi, la paix
campe dans le champ sémantique des batailles. Comme si la guerre était le
rapport premier, naturel, entre États, et la paix une correction artificielle de
cette situation. D’ailleurs, ne dit-on pas que le pacifisme actif est une
“non-violence” ? Non seulement le mot est ambigu, mais la chose. Le bâtisseur de
paix ne se réclame pas tous du “pacifisme”. Le Christ a béni “les artisans de
paix”, mais a dit : “Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive, on
aura pour ennemis les gens de sa maison” : défi de chercher la paix dans un
monde occupé par le mal, avec un coeur plus occupé de soi que d’autrui. Paul
Fèvre n’a pas de mots assez durs pour condamner le pacifisme :
Le mot ‘pacifisme’ a le suffixe propre aux conceptions abstraites ; et ses premiers tenants sont des doctrinaires. Leurs protestations de’non-violence’ ne sont pas moins aveugles que la violence elle-même : en accolant une négation à l’absurdité de la force brute, on n’en fait pas sortir une plénitude de vie raisonnable. Ainsi les pacifistes ne brassent que du vide ; les voilà traités de rêveurs. Mais l’auteur, bon
pédagogue, ajoute aussitôt : Personne ou presque, ne dénigre aujourd’hui le pacifisme comme volonté de paix. Tout se pase comme si la paix universelle et définitive, malgré son caractère problématique et presque illusoire, devait pourtant régir de loin toute action. L’équivoque du pacifisme, objectif hors de portée et néanmoins indispensable souci, n’est pas dans le vocabulaire seulement. L’ambiguïté - une bonne ambiguïté peut-être - s’immisce désormais partout dans la politique mondiale. Et l’exigence s’impose de rechercher un équilibre pacifique mondial.[10] Aujourd’hui, la recherche d’une vraie paix est peut-être moins compromise par le bellicisme de la realpolitk que par l’angélisme de la realeconomik. Posséder plus de biens ne rachètera pas tous les conflits : il s’agit plutôt d'unir à un bien supérieur, mais accessible, des coeurs déchirés. Nous tenterons donc de définir une approche morale et réaliste de la construction de la paix. Nous montrerons que la paix, sans minimiser l’affaire des Etats ni le rôle de la sécurité militaire doit être l’affaire de chacun, dans sa vie quotidienne. 1.5.2- IDEALISTES ET REALISTES “trois causes principales de querelles : premièrement la rivalité ; deuxièmement la méfiance ; troisièmement la fierté. La première de ces causes fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde en vue de leur sécurité. La troisième en vue de leur réputation. Il apparaît par là qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun.”[12] Diderot, allergique à
“l’atrabilaire Hobbes”, conteste cette vision des choses. Selon Diderot, la paix
est l’état naturel du corps social et politique, comme la santé est l’état
naturel du corps humain. Et d’ajouter : “La guerre est un fruit de la dépravation des hommes ; c’est une maladie convulsive et violente du corps politique ; il n’est en santé, c’est-à-dire dans son état naturel, que lorsqu’il jouit de la paix.”[13] 1.5.3- AUGUSTIN ET LA CONCORDE BIEN ORDONNEEPour Diderot, la paix dans
le corps politique, qu’il soit national ou international, est avant tout une
question de tranquillité, c’est-à-dire d’ordre. On trouve chez Saint Augustin un
passage admirable qui essaie de combiner les deux sens du mot ordre : le sens de
commandement jailli de la subjectivité et de la conscience morale de l’homme, et
le sens d’harmonie, de relation objective entre les choses:
La paix du corps, c’est l’agencement harmonieux de ses parties ; la
paix de l’âme sans raison, c’est le repos bien réglé de ses appétits ; la paix
de l’âme raisonnable, c’est l’accord bien ordonné de la pensée et de l’action ;
la paix de l’âme et du corps c’est la vie et la santé bien ordonnés de l’être
animé ; la paix de l’homme mortel avec Dieu, c’est l’obéissance bien ordonnée
dans la foi sous la loi éternelle ; la paix des hommes, c’est leur concorde bien
ordonnée ; la paix dans la maison, c’est la concorde bien ordonnée de ses
habitants dans le commandement et l’obéissance ; la paix de la cité, c’est la
concorde bien ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance , la
paix de la cité céleste, c’est la communauté parfaitement ordonnée et
parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance
mutuelle en Dieu.”[14] Cette vision peut paraître utopique, tant elle exige une conversion de l’homme. Augustin est pourtant réaliste. Il fait de l’artisan de paix un sujet moral et pas seulement un sujet politique et juridique. Il dit que la paix est mon affaire, pas seulement celle de l’Etat. Elle ne s’impose pas à moi du dehors sous forme de loi, fût-elle céleste, mais procède d’un “accord”, d’une proposition permanente de ma conscience, de mon libre-arbitre, de ma bonne volonté. L’homme reste libre d’obéir ou de désobéir à sa conscience, et à Dieu (Augustin insiste sur une obéissance dans la foi). Augustin ne nous propose rien d’autre qu’une paix des hommes, par les hommes et pour les hommes, en accord avec les lois du Créateur et de la Création.
1.5.4-
LES LIMITES DE L’APPROCHE JURIDIQUE
Saint Augustin fait dépendre
la paix d'une attitude responsable de l’homme. L'ordre éthique (loi morale) qui
fonde la liberté humaine s'y insère dans un ordre ontologique (loi naturelle).
Cette union de facteurs subjectifs et objectifs est réaliste. A l’inverse,
certaines idées modernes d’ordre mondial sont utopiques. Ainsi Anatole France,
dans cette série de clichés encore en vogue aujourd'hui : "La paix universelle se
réalisera un jour non parce que les hommes deviendront meilleurs (il n’est pas
permis de l’espérer) ; mais parce qu’un nouvel ordre des choses, une science
nouvelle, de nouvelles nécessités économiques leur imposeront l’état pacifique.”
La paix y est affaire d’institutions raisonnables. On parie sur un progrès
indéfini, sur un certain ordre des choses qui finira par “imposer l’état
pacifique.” On apporte la paix aux hommes, taillée dans de bonnes institutions.
Mais il s’agit plus de “ficher la paix” aux pauvres humains, que d’en faire des
artisans de paix. Le XXe siècle a chéri les codifications qui
précisent les droits et devoirs de chacun dans des visions contractuelles. Ces
visions sont utopiques quand elles ne s’adressent pas à la conscience morale.
Beaucoup s'inquiètent d'aller vers un monde plus stable et mieux organisé, mais
sans vertu : reproche souvent adressé à l'union européenne, bel ouvrage
juridique, mais sans âme. Le juridisme n’est pas la
seule utopie. D’autres approchent la paix à partir d’une vision utilitariste,
managériale de l’homme : il s’agit de gérer au mieux les “ressources humaines”,
d’exploiter le capital de chacun, de l’inscrire dans un ordre certes, mais
purement extérieur. Alors que l'ordre a un sens et une dimension morale chez Saint-Augustin, et correspond à un appétit du libre-arbitre de l’homme, les
codes nationaux et internationaux actuels, même s’ils entendent instaurer la
paix et l’ordre, semblent le faire avec des hommes, avec du matériau humain,
mais pas vraiment par l’homme et pour l’homme. De plus Saint-Augustin
propose plusieurs niveaux de paix :
dans l’individu lui-même, entre les
différents étages de sa vie (hauteur et profondeur de la paix), puis entre les individus à des niveaux de
plus en plus étendus (largeur ou l’extension de la paix). C'est la vision
fédérale de la paix : chaque partie d’un tout organique est un système organisé
selon sa loi interne. Johan Galtung a lui aussi une vision équilibrée de la
paix, où les facteurs institutionnels et les facteurs d’ordre moral coopèrent
harmonieusement. Aucun fait ne vient corroborer l’hypothèse selon laquelle la nature de l’homme le prédestinerait à l’agression ou à la domination. En second lieu, les structures visant à réfréner peuvent transformer les subalternes en sujets respectueux des lois, doux et dociles, mais elles peuvent aussi servir à justifier leur domination par ceux qui se touvent au sommet. En troisième lieu, il existe des facteurs structurels et écologiques qui poussent les hommes à une violence directe et structurelle, mais ces facteurs sont modifiables.[15] Et Galtung ajoute que le
problème de la paix est un problème anthropologique. Même si des réformes de
structure se font dans des domaines essentiels, le problème essentiel est
d’harmoniser l’autonomie des individus et des petits groupes avec la logique des
grands ensembles. Oeuvrer à la paix n’est donc pas un projet utopique ou
déraisonnable. Il s’agit de trouver la bonne alchimie entre de bons scénarios et
de bons acteurs, en sachant que c’est le facteur humain qui doit primer.
Rousseau en était conscient quand, après avoir raillé Bernardin de Saint Pierre,
il se reprenait soudain dans son Jugement
sur la Paix Perpétuelle : Qu’on ne me dise point que si son système n’a pas été adopté, c’est qu’il n’était pas bon : qu’on dise (...) qu’il était trop bon pour être adopté. Sans doute la paix perpétuelle est-elle à présent un projet bien absurde. Mais qu’on nous rende un Henri IV et un Sully, la paix perpétuelle redeviendra un projet raisonnable. Alors quelle paix
voulons-nous ? Répartir le pouvoir, le savoir et l’avoir est nécessaire pour
bâtir la paix, mais cela suffit-il ? Même dans les pays développés et maîtres de
ces conquêtes, les hommes semblent plus indifférents les uns aux autres,
tolérants de leurs égoïsmes respectifs, gestionnaires de leurs conflits
d’intérêt que vraiment en paix. D’autre part, la destruction de la cellule
familiale, la progression de la toxicomanie, des violences urbaines, annoncent
parfois des retours à l’état tribal. D’autres questions concernent le lien entre
l’universel et le particulier dans l’ordre mondial. Une standardisation des
codes d’expression crée un unanimisme de façade. La culture de la mode, de
l’éphémère, procure certes la paix, mais par anesthésie générale de la passion.
Enfin le moyen ne doit pas remplacer le but. Il ne faut pas aboutir à la paix
par négation des fins, par extinction des feux. Avec la mondialisation, un
langage commun apparaît mais il s'agit du langage de l'économie : langage par
signes, sigles et emblèmes. Le risque est d'instrumentaliser les hommes par
l'économie devenue le seul dieu de l'humanité. Au vu des processus de
sécularisation extrême qui se font jour, le prophète de malheur ne serait pas
loin de dire qu'en perdant son âme, non seulement l'humanité n'a pas gagné le
monde, mais a été gagnée - et perdue - par lui.
1.6
PENSEE CONCENTRIQUE, RESPONSABILITE PERSONNELLE QUOTIDIENNE, ETHIQUE DE
PAIX
1.6.1 “L’UNITAS
MULTIPLEX”
Pour éviter un mondialisme sans âme, destructeur de diversité, il faut approfondir la pensée concentrique, chère à Edgar Morin. L’individu est lié au monde par plusieurs patries : la famille, la tribu, la nation etc ... L'universalité, loin d'effacer ces enracinements, constitue leur horizon naturel. Morin, amoureux de formules circulaires, dit que l’unité est le vrai trésor de la diversité humaine, tandis que sa diversité est le trésor de son unité. Comme lui, nous pensons que la paix de l’ensemble suppose la paix des parties. Des nations en paix bâtiront un monde de paix, et dans ces nations, des individus et des familles en paix. Puisque la paix mondiale passe par la création d’entités régionales, nous pensons que la création de cultures régionales (bouquets de cultures nationales) sera la grande affaire de la construction de la paix. C’est un axe majeur de ce que nous proposons pour l’Asie du Sud-Est. 1.6.2- “INSTALLER LA PAIX DANS LES ESPRITS, DANS LES COEURS.”
Edgar Morin, chantre de la
terre-patrie, ne dit pas assez combien cet effort doit se faire en chacun, dans
sa vie quotidienne. La deuxième mutation que demande la construction de la paix,
c’est l'idée que la paix est l’affaire de chacun, et non des Etats. Federico
Mayor est plus sensible à cette paix du “dedans”, gage de la paix du “dehors”.
Le recul de l’Etat peut être une chance pour la paix si l'homme devient plus
responsable : “ ... installer la paix dans les esprits, dans les coeurs. Dans la culture. Avec la montée en puissance de la société civile, le moment a rarement été plus propice. Toute action individuelle, même la plus modeste, compte. Instaurer une culture de paix est devenu l’affaire de tous. La paix ne s’entend plus comme un accord entre les puissants, comme une grâce qui descend d’un pays privilégié à un moment donné ; elle est un état de la société auquel chaque citoyen contribue à chaque instant.”[16]
1.6.3 “UNE INFLUENCE
SPIRITUELLE COMMUNE A TOUS LES PEUPLES” Ainsi la première tâche d’une éducation de la paix, avant la démocratie, l’éducation, et le développement, c’est l’éveil d’une éthique de la paix, d’une “influence spirituelle commune à tous les peuples” (Berrêdo Carneiro) car la recherche désintéressée du bien est le meilleur ciment de la paix. Le XXe siècle a produit beaucoup d’imposteurs mais ceux qui ont fait progresser la paix furent des hommes animés d’une passion morale, d’une recherche du bien très pure, allant jusqu’au sacrifice de leur vie. Citons Martin Luther King, Anouar El Sadate, Lech Walesa, Vaclav Havel, Jean-Paul II, entre autres. Tous ont eu le désir d’unir la vérité et le bien, la volonté de libérer le méchant autant que l’opprimé, l'éthique du sacrifice pour arriver à la vraie paix. suite --> 2 - L’ASIE DU SUD-EST ET L’AIRE PACIFIQUE
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