1. CONSTRUIRE LA PAIX

Le vingtième siècle a vu une course de vitesse entre deux processus contradictoires : d’une part, la généralisation de la guerre de tous contre tous, attisée par les nationalismes, la puissance des idéologies et le progrès technologique dans les armements. D’autre part, la montée vers la paix généralisée, l’entente entre les nations, sous l’influence de la culture démocratique, et grâce aux progrès du droit international.

 

Le siècle s'ouvrit sur une guerre sans précédent par le nombre de belligérants, la puissance de destruction, la cruauté des combats. Ce conflit engendra en outre de nouvelles menaces : naissance de l'URSS, et création d'Etats incertains en Europe centrale, sur les débris de l'Empire austro-hongrois. Mais une volonté réelle d'en finir avec la guerre se manifesta aussi. Après les 10 millions de morts de la Première Guerre Mondiale, la Ligue des Nations fut un pas vers un parlement des nations visant à rendre la guerre impossible.

 

Mais cet organisme ne sut endiguer le déferlement du totalitarisme nazi, ni les 50 millions de morts de la Deuxième Guerre mondiale. Après1945, des efforts plus importants furent effectués par le “camp de la paix” pour mette la guerre hors la loi, à travers la création de l’ONU. Mais l’ONU fut paralysée par la Guerre Froide. Avec la fin de celle-ci, beaucoup pensent que les chances de la paix n’ont jamais été aussi grandes, et qu’il faut tout faire pour les saisir. D’autres sont sceptiques. Qu’en est-il exactement ?

1.1  LE DOUBLE AGENDA DE LA PAIX 

Rappelons d’abord qu’en 1945, un double agenda de la paix fut fixé :

 - préserver la paix, en empêchant les conflits d’éclater. C’est le rôle du gendarme et du juge : arrêter le méchant en usant de la force publique, condamner ses méfaits et lui infliger une peine de dissuasion.

- construire activement la paix d’autre part, en amenant dans le coeur des homme un désir sincère de se considérer fraternellement et non comme de potentiels ennemis. Cette seconde tâche s’apparente évidemment plus au rôle de l’instituteur et du professeur qui, par un travail d’éducation, polissent et forment le caractère des futures générations pour en faire des citoyens voulant la paix entre tous. Répandre une culture de la paix à travers l’éducation des consciences est la stratégie décisive de toute construction de la paix.

 

Si l’application institutionnelle de ces deux notions à l’échelle planétaire est une nouveauté de notre temps, le distinguo est ancien. Spinoza l'a résumé dans un célèbre dicton “La paix est plus que l’absence de guerre”. Pour Spinoza, ne pas se battre, ce n’est pas encore être vraiment en paix, c’est-à-dire réunis de façon positive. Bien avant lui, Saint Augustin, tout en louant la bravoure et la loyauté des hommes de guerre - évoqua une gloire plus grande encore, celle de “tuer les guerres par la parole, plutôt que les hommes par le fer, et à obtenir la paix par la paix, et non par la guerre”. Le problème, aujourd’hui, est d’aller au-delà de la solution des conflits, et vers une véritable entente entre les hommes.

1.1.1  PRESERVER LA PAIX  : L’ONU

Préserver la paix dépend de l’ONU et de ses membres, les Etats-nations de la planète. Le Conseil de Sécurité joue un rôle clé. Ici, la paix a le sens de sécurité, d’équilibre des forces. Aux diplomates et militaires d’y veiller. Le maintien de la paix est donc une affaire d’États, pour arriver à des cessez-le-feu entre belligérants quand c’est possible. L’ONU ne prétend pas instaurer la paix perpétuelle. Les chefs d’États peuvent croire en l’existence d’un désir de paix noble et élevé dans le coeur des êtres humains, mais savent par expérience que la paix ainsi conçue n’a pas de patrie dans le monde politique : les Etats ont des intérêts divergents, des forces inégales, des vues contraires. On peut seulement espérer canaliser leur violence, et si c'est impossible, on doit recourir à des forces de maintien de la paix pour empêcher les belligérants de se battre. Mais on ne peut forcer les peuples à s’aimer.

 

Les Etats ne sont pourtant pas des monstres froids dans leur approche de la paix. Pour se rapprocher d’une paix réaliste mais équitable, ils s’efforcent d’aboutir, là où c’est possible, à un équilibre des forces ou des pouvoirs. On ne supprime pas l’existence de forces chargées d’agressivité et d’hostilité, on se contente de parvenir à un équilibre entre elles. Cette conception de Metternicht triompha au Congrès de Vienne de 1815, après les guerres de Napoléon. Elle a été souvent appliquée depuis.

1.1.2- CONSTRUIRE LA PAIX : L’UNESCO

L’équilibre des forces a pour inconvénient de ne pas supprimer la graine de la violence et de la guerre. On l’empêche seulement de croître et de porter des fruits macabres sur les champs de bataille. Eduquer les êtres humains à cultiver d’autres graines dans leurs coeurs, favoriser une culture de la paix, cette tâche a été celle de l’UNESCO et d’autres organismes. On se souvient de ces superbes formules :

 

“Les gouvernements (...), au nom de leurs peuples, déclarent : que les guerres, prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ; que l’incompréhension mutuelle des peuples a toujours été (...) à l’origine de la suspicion et de la méfiance entre les nations, par où leurs désaccords ont trop souvent dégénéré en guerre ; qu’une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des peuples, et par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.”[1]

 

On le voit : cette paix-là est plus que le cessez-le-feu qu’obtiennent le diplomate et le soldat. Elle est “plus que l’absence de guerre”. Construire la paix, dans l'optique de l’UNESCO, c’est envisager la paix comme une amitié des peuples, comme une concorde. La guerre finit alors par devenir un phénomène anormal. 

1.2 “ARMES” DE LA LA PAIX :  POUVOIR, SAVOIR ET AVOIR 

Maintenir la paix passe par l’équilibre des forces. Construire la paix requiert d’autres stratégies. En pratique, la construction de la paix a trois niveaux : démocratie, éducation, et développement économique. Les bâtisseurs de paix estiment en effet que trois types de frustrations peuvent courroucer l’esprit des hommes et armer leurs bras : des frustrations devant d’injustes et inégales répartitions : du pouvoir, d'où les efforts pour étendre la démocratie ; du savoir, d'où les efforts pour étendre et améliorer l'éducation ; de l’avoir, d'où des efforts pour étendre l'accès à la propriété, à la richesse, à la consommation.

·       Les idéaux démocratiques progressent. Des voix discordantes se font certes entendre, disant que la "démocratie" est le paravent de la culture occidentale pour dominer les autres. On dit aussi qu'il y a plusieurs voies vers la démocratie. Ces propos ne sont plus de mauvaise conscience que de mauvaise foi. En réalité, il est dans l'intérêt des Etats de chercher la participation volontaire de leur population. Tous veulent en effet susciter un élan national réfléchi, et cela ne peut se faire qu'en respectant les siens et en gouvernant avec l'assentiment éclairé du peuple. Avec le renforcement des Etats-nations, l'idéal démocratique ne peut que progresser, pour que les habitants de la planète accèdent librement à la citoyenneté et puissent décider de leur destin collectif en ayant un droit de regard sur la politique de leurs États.

·       L’extension de l'éducation est liée à celle de la démocratie : l'exercice de responsabilités politiques supposant une conscience citoyenne, et une capacité de connaître les enjeux et les alternatives parfois complexes, la répartition égale du savoir a été vivement encouragée, et l’idée d’éducation universelle est devenue, avec celle de culture démocratique une des idées-forces de construction de la paix.

·      Enfin, il est clair que les hommes ont peu de chances de pouvoir plus et de savoir davantage s’ils sont privés d’avoir. L’accès aux biens matériels, à la propriété privée, et la capacité pour tout homme de faire progresser un capital, furent perçus comme des moyens puissants de garantir une paix durable.

 

1.3 DEUX OBSTACLES A LA PAIX : LA GUERRE FROIDE ET LE NATIONALISME 

Depuis sa fondation, l’UNESCO a voulu promouvoir ces trois objectifs. Mais ses louables intentions se heurtèrent longtemps à deux obstacles majeurs : la guerre froide et la puissance des nationalismes :

“L’Agenda de la paix va prendre encore un demi-siècle de retard : 1949-1989, le temps de mener à son terme l’affrontement est-ouest entre communisme et libéralisme - ainsi que le temps, pour tous les peuples jusque là colonisés, d’émerger à la souveraineté politique et de rejoindre la communauté internationale.”[2]

 

1.3.1- LA GUERRE FROIDE

 La guerre froide fut une tension mondiale sans précédent dans l’histoire : elle aboutit à un bi-polarisation de la planète, négatrice d’unité du genre humain. Plus qu’un affrontement politique, économique et militaire entre deux camps, elle fut une guerre civile mondiale de caractère métaphysique, rendant toute paix durable impossible entre les deux blocs. Le pacifisme pouvait être perçu comme une arme et une tromperie du camp adverse visant à décerveler les esprits, ou comme une marque de naïveté, de confusion presque coupables. C’est pourquoi l’idée de construire la paix - qui se distingue du pacifisme - suscite çà et là méfiance et réserves. Néanmoins, même les esprits les plus  réalistes admettent volontiers que la fin de la guerre idéologique lève une hypothèque sérieuse sur la possibilité de la paix. Reste à savoir si les hommes veulent réellement la paix. Nous y reviendrons. 

1.3.2- LES NATIONALISMES

 L'autre grand obstacle à la construction de la paix fut le nationalisme. Maints jeunes États décolonisés misèrent sur le nationalisme pour exister et se faire entendre sur la scène mondiale. Ils devaient songer à développer chez eux une conscience nationale, mobiliser leur population pour acquérir l’indépendance économique et culturelle après avoir gagné, grâce à la décolonisation, l’indépendance politique. Ainsi vit-on naître, à partir de 1945, un second printemps des peuples. Après la vague des nationalismes américains et européens du dix-neuvième siècle, héritiers des Lumières et du romantisme et tendant à la création d’un ordre démocratique en lieu et place de l’ancien ordre monarchique, on vit déferler une seconde vague nationaliste en Asie, en Afrique et au moyen-orient, avec des mots d’ordre très variés. Pour certains, le socialisme était l’essence même du nationalisme, d’autres voulurent s’appuyer sur l’authenticité, un concept identitaire assez vague.

Les pays qui réussirent leur décollage furent les pays d’Asie où les dirigeants purent créer à la fois un idéal national et une éthique capitaliste : le Japon, puis les dragons (Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour). Ces pays ont adopté les buts de l’UNESCO (pouvoir, savoir, avoir) au niveau national : faisant de la patrie la valeur suprême, ils ont mobilisé leur population par des slogans nationalistes, puis fait naître peu à peu un espace démocratique, quitte à le décréter d’en haut au départ. Tous se sont appuyés sur l’éducation de masse, obtenant là des résultats remarquables. Tous enfin ont su créer une classe moyenne, intéressée à épargner, investir, posséder, consommer. La Thaïlande et la Malaisie peuvent, dans des contextes ethniques, politiques et culturels différents, aboutir à des résultats similaires.

 

Mais dans l’ensemble de la planète, le nationalisme fut plutôt néfaste. Sans vision morale de leur rôle, sans maturité politique, maints chefs d’Etat investis de la puissance maximale (diriger un Etat souverain), ont  mené leurs peuples dans des chimères de grandeur nationale. Des programmes d’industrie lourde, de grands travaux, de militarisation, liés à un usage népotique du pouvoir, aux dépens du développement agricole et de l’éducation, ont servi à dilapider l’argent international sans générer d'essor national.

 

Au total, la combinaison de la guerre froide et des passions nationales a renvoyé à plus tard le deuxième volet de l’agenda de la paix : la construction active de la paix. Federico Mayor, directeur général de l’UNESCO le constatait lucidement, pour le cinquantième anniversaire de l’Institution qu’il préside.

 

“Préserver la paix, nous savons parfois le faire ; construire, pas encore. Certaines opérations de maintien de la paix requièrent aujourd’hui un investissement de 1,5 milliard de dollars. Dans le même temps, on ne parvient pas à réunir 30 millions de dollars pour des opérations de construction de la paix (...) Seulement voilà : les actions préventives n’apportent ni gloire ni reconnaissance à ceux qui les mènent. Le conflit n’éclatant pas, personne ne vous félicite de l’avoir empêché. On décore les généraux qui gagnent les petites batailles, pas ceux qui sont vraiment importants, qui évitent les grandes guerres. Nous touchons là à l’intangible. Nous n’avons pas appris à investir dans l’intangible.”[3]

1.4. MONDIALISATION, UNIONS REGIONALES, FIN DES CONFLITS FRATRICIDES

1.4.1. LA MONDIALISATION : UNE NOTION ENCORE AMBIGUE

Malgré ce constat lucide, Federico Mayor souscrit à un sentiment commun : la fin de la Guerre Froide est une chance de reprendre l’agenda de la paix. Trois facteurs favorables à la paix caractérisent les années d’après guerre-froide : mondialisation, apparition de pôles régionaux, résolution des conflits fratricides. Ces facteurs sont liés : la mondialisation signifie que les pays ne sont affiliés à des blocs, mais se regroupent par affinités régionales. Celles-ci permettent de mieux traiter les conflits fratricides, qui se débarrassent de leurs oripeaux idéologiques.

 

1.4.1.1. De la détente à l’entente ?

Evoquons d’abord la notion de mondialisation. Ce terme imprécis traduit et (trahit) le mot anglais globalisation. S’il s’agit de donner une tournure savante à l’idée déjà ancienne de “village planétaire”, il n’y a vraiment rien de nouveau sous le soleil. Voilà en effet plus d’un siècle que les peuples du monde sont devenus inter-dépendants et vivent une histoire toujours plus intégrée. Mais les années 90 ont été marquées par une nette accélération du rapprochement des hommes, sous l’effet combiné de trois facteurs : la fin de la guerre civile entre deux blocs idéologiques. Le recul des souverainetés nationales avec l’intégration accrue des économies. Et l’explosion des technologies de l’information. Reste à savoir si le monde en sort plus uni ou plus uniformisé.  

Le premier sens de la mondialisation se situe dans la sphère des idées. Si les années 70 et 80 furent celles de la détente armée entre deux blocs idéologiques, les années 90 peuvent être qualifiées comme des années d’entente, au sens premier du terme : on parle désormais le même langage. Des débats très vifs continuent d’opposer les hommes, mais la nouveauté est une acceptation croissante d’un vocabulaire et de règles du jeu identiques. la langue de bois idéologique, les mots à double sens sont en recul.

Ceci dit, vers quoi mène la mondialisation entendue comme fin du combat idéologique ? Allons-nous vers une entente au deuxième sens du terme, c’est-à-dire, de rapports d’amitié plus grands entre les peuples ? Gorbatchev parlait de bâtir une maison commune, autour de valeurs universelles. Celles-ci restent à définir. Le Pape Jean XXIII, dans son encyclique Pacem in Terris, en appelait à la paix entre les nations, basée sur la vérité, la justice, la charité et la liberté[4]. Si la vérité doit être le principe cardinal de la paix, de quelle vérité s’agit-il ? La science connaît une spécialisation croissante, les grandes religions sont tentées par le repli sur la fonction identitaire, l’universel paraît reculer. Un vague humanisme réunit une certaine élite, mais les programmes d’action vraiment internationaux restent rares. Le genre humain, faute de se réunir autour de tâches réfléchies se rassemble autour de quelques occasions saisies pour se rapprocher, vivre une fusion, mais elles se situent souvent au plan de l’émotion éphémère, sans enracinement ontologique. Le passé mythique et le présent fabuleux y sont plus célébrés que l’avenir. Il nous reste donc à progresser dans une vérité qui soit plus de l’ordre de l’être que des dogmes.

 

En l’absence de prophétisme, de vision commune, les années 90 ont connu le rayonnement de certaines autorités morales. Des figures comme Havel et Walesa, le pape Jean-Paul II, le Dalaï Lama, Aung Sang Suu Kyi et d’autres, ont réussi à toucher les coeurs au-delà de leur communauté. Cependant, ils sont plus admirés comme résistants courageux à certaines formes de mal, qu’ils ne sont suivis intérieurement comme pionniers de vérités et d’un bien supérieurs. Sommes-nous mûrs pour une révolution morale ?

 

1.4.1.2 L’interdépendance des Etats, l’intégration des économies 

Le deuxième sens de la “mondialisation” se situe dans la sphère politique et économique. Il y a intégration et interdépendance croissante. Là encore, il ne s’agit pas en soi d’un phénomène inédit, mais ses manifestations sont spectaculaires. Les fusions d’entreprises s’accélèrent, les politiques économiques ne cessent de se rapprocher et de s’harmoniser. Par ailleurs, comme nous le montrerons plus loin, les années 90 ont vu pulluler les tentatives d’unions régionales, première étape vers une mondialisation des échanges.

Où est l’homme dans ces rapprochements d’Etats, ces regroupements de capitaux ? Aller vers une terre unie, oui, mais une terre des hommes. Si la mondialisation est une standardisation, elle ne peut qu'inquièter. En effet, les regroupements sont parfois souhaitables, à condition d'être maîtrisés et à visage humain. “A quoi sert de gagner le monde si l’on doit perdre son âme ?” Là se situe la réflexion sur la mondialisation. Mais prendre en compte le facteur humain doit éviter le langage victimaire, là pensée d’assistanat : “N’oubliez pas mes droits et mon identité”. L'enjeu est plutôt de développer dans les nouvelles générations le sens du rapport à autrui, l’apprentissage d’une civilité et d’un sens des responsabilités élargis au-delà de son pays. La mondialisation sera nocive s'il s’agit de gérer de loin, par directives bureaucratiques, des sociétés productivistes et consommatrices dont on flatte l’individualisme pour atomiser les demandes. Elle sera bénéfique si elle mobilise des âmes altruistes et responsables pour bâtir un destin commun. Tocqueville rêvait d'une maturation morale des citoyens, et redoutait la venue d’un “pouvoir tutélaire, prévoyant et doux, ne cherchant qu’à fixer irrévocablement les hommes dans l’enfance. On ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs.”

Une troisième révolution s’impose. Une révolution juridique ? le progrès du droit international mettra-t-il les guerres hors-la-loi ? Le droit aidera, s’il s’accompagne d’une révolution morale. Les théories du contrat social ont entraîné les révolutions politiques des XVIIIe et XIXe siècles. Il s’agissait de constituer le peuple souverain. Puis les XIXe et XXe siècles ont connu des révolutions économiques et sociales, pour libérer les forces productives, donner à l’homme la maîtrise du développement. Ainsi est né le monde moderne. Ces deux processus ont atteint un stade mondial. Les obstacles à ces idéaux reculent. Beaucoup avaient cru que ces deux révolutions de la politique et de l’économie suffiraient à établir la paix. Raymond Aron l’aurait voulu : "L'humanité a vécu au cours du dernier siècle une sorte de révolution, peut-être vaudrait-il mieux dire mutation, dont l'allure s'est accélérée au cours des dernières décennies. Cette mutation historique, chaque génération, chaque penseur s'efforce de la définir depuis le début du siècle dernier. Révolution intellectuelle, technique, économique, qui, à la manière d'une force cosmique, entraîne l'humanité vers un avenir inconnu.” (Dimensions de la Conscience Historique, 1961).

“Pourquoi cet avenir n'a-t-il pas été pacifique ?” s’interroge alors Pierre Hassner[5] qui propose de revenir à la réflexion première sur la paix, celle de Platon, qui situe le problème de la paix à l’intersection de la politique (l’Etat) et de la morale (la vertu de l’âme humaine). Tocqueville lui-même avait souligné que la démocratie n’est pas seulement affaire de suffrage populaire et de séparation des pouvoirs, mais repose sur la vertu. L’un des dirigeants démocratiques à percevoir cet enjeu est Tony Blair, avec sa formule simple : “fixer un nouveau dessein moral à la Nation.” Ses succès récents pour établir la paix en Irlande, accorder plus d’autonomie à l’Ecosse et aux Pays de Galles, mais aussi pour faire reculer la violence des jeunes en responsabilisant leurs parents, vont dans le sens de cette mutation que nous évoquons.

La force morale est au centre de la culture de la paix, et exige autant de sueur, de larmes et de sang que l’appel churchillien à la guerre. Le Général Mac Arthur, vainqueur puis redresseur du Japon, croyait en une paix éternelle et se prononça pour l’abolition de la guerre, mais c’était à ses yeux un problème spirituel, nécessitant un amendement de la nature humaine. Plus grand dans la paix que dans la guerre, il fut plus aimé de ses anciens ennemis que de son propre peuple. Alain Peyrefitte a montré le rôle de la confiance pour créer le ciment d’une société. Ces réflexions nous montrent qu’une révolution spirituelle, transcendant les dénominations religieuses tout en les mobilisant, est nécessaire pour asseoir la volonté de paix. Nos propositions pour l’Asie du sud-Est et le Laos font appel à cette notion d’une révolution spirituelle.

 

1.4.1.3 - Une nouvelle révolution dans les techniques d’information 

Enfin, la “globalisation” est celle des échanges d’information. On est certes depuis longtemps dans l’âge de l’information, mais il est vrai que les années 90 ont connu une nouvelle révolution électronique et informatique, qui a décuplé notre pouvoir d’informer et d’être informés : par vidéo, télécopie, PC et internet, téléphonie mobile. L’illusion est de croire que cette révolution de l’information rapproche les hommes. Elle leur donne la possibilité de le faire, à condition qu’ils aient du sens à partager. La libération de l’information n'est donc qu'un outil qui peut autant favoriser le repli sur soi que l’ouverture aux autres.

On le voit : la mondialisation est un cadre conceptuel en recherche d’une substance et d’un contenu. Elle doit être perçue par les bâtisseurs de paix comme un facteur positif pour faire progresser leur dessein, à condition d’avoir de réels projets pour rapprocher le coeur des hommes. C’est ce que nous avons nous-mêmes tenté de faire dans un cadre précis, celui de l’Asie du Sud-Est.

 

1.4.2 L’EMERGENCE DES POLES REGIONAUX 

La mondialisation montre en effet son visage le plus positif dans le contexte d’un autre phénomène des années 90, qui lui est d'ailleurs corollaire ; la montée des pôles régionaux dans le monde entier. Bernard Gerbier explique bien le lien entre mondialisation et régionalisation :

"Entre la nation, cadre politique devenu trop éroit pour le développement des forces productives dans la plupart des cas, et le monde, trop gigantesque, la seule solution possible pour réconcilier opérationnalité des forces productives et opérationnalité des rapports sociaux paraît être la solution régionale".[6]

Ces unions régionales peuvent aider de façon tangible à construire la paix. Un impératif de prudence devant la fragilité de l’économie mondiale incite les pays d’une même zone à s’unir "Les exemples se multiplient, note J-P Robin. Avec la crise économique et financière et ses effets de contagion tous azimuths, le régionalisme est une valeur qui monte. La crise encourage à renforcer les liens traditionnels de solidarité, que la proximité soit géographique ou culturelle. Chacun privilégie sa région.”[7] Mais ce n’est pas le seul facteur. Les peuplent retrouvent leurs affinités. Le fleuve de l'histoire, sorti de son lit à cause des barrages idéologiques, reprend son cours, favorisant les projets d'union régionale. Le plus avancé est l'Union Européenne, accéléré dans les années 1990 : Traité de Maastricht, élargissement à quinze, passage à l'Euro, ouverture aux pays de l'est européen.

 

·       Outre Atlantique, les projets d'union régionale abondent : MERCOSUR (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay), CAN ou Pacte Andin (Colombie, Venezuela, Equateur, Pérou, Bolivie), MCCA ou Marché Commun d’Amérique Centrale (Guatemala, Honduras, Salvador, Nicaragua, Costa Rica), CARICOM ou Communauté Caribéenne, ALENA  (Etats-Unis, Canada et Mexique), sont les principaux projets. Il y a aussi un projet panaméricain : un ensemble allant de l'Alaska à la Terre de Feu, visant à rassembler les deux Amériques : l'Amérique anglo-saxonne et protestante du Nord, et l'Amérique latine et catholique du sud.

·       En Asie orientale, l’ASEAN, a absorbé le Vietnam en 1995 le Laos et la Birmanie en 1997, et finalement le Cambodge. L’Asie du Sud-Est politique coïncide ainsi avec l'Asie du Sud-Est géographique et historique.

·       D'autres projets d'union régionale existent aussi en Afrique : le plus prometteur est le SADC, qui réunit 14 pays de l’Afrique Australe en un marché de 180 millions d’âmes, entraîné par la locomotive de l’Afrique du Sud. En Océanie également, des embryons d’unions régionales existent. En tout, plus de 40 projets d’union régionale ou sous-régionale ont été répertoriés depuis le début des années 90.

Face à ces "forteresses" régionales, certains voient la "géoéconomie" supplanter la "géopolitique". Propos brillant mais inexact. Une union régionale "prend" si le ciment humain est plus fort que la défense d’intérêts économiques semblables ou la prudence face à des dangers communs. Des facteurs de proximité font, selon le CEPII, de bons régionalismes : liens culturels, historiques et linguistiques, similarité des systèmes politiques, des niveaux de vie, ou des politiques commerciales. Surtout, "une chose semble certaine : les unions commerciales ne fonctionnent bien que lorsqu'il existe une affectio societatis entre les pays membres. Le contre-exemple le plus frappant est l'APEC ... Trop diverse, elle n'a jamais réussi à se structurer." [8]

 

1.4.3 LA FIN DES CONFLITS FRATRICIDES 

La résolution des conflits fratricides est à lier aux deux facteurs précédents : dans un contexte d'entente, où tout se sait d’un bout à l’autre du globe, et d'affirmation des régions, les frères ennemis d'hier essaient de déposer les armes et de partager un espace et une histoire devenus communs. Déjà après la deuxième guerre mondiale, on vit des frères ennemis s'unir un effort de paix global : les Etats-Unis et le Japon bâtirent une amitié en grande partie sincère. Plus profondément, l’Allemagne et la France, les deux enfants terribles de Charlemagne, jetèrent leurs forces communes dans la construction européenne, scellant une amitié vibrante, s’illustrée par des couples célèbres : De Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmidt, ou Mitterrand-Kohl. On se souvient, pour ce dernier exemple, d’une image forte de réconciliation entre les deux nations : l’historique “main-dans-la main” de Verdun en 1984.[9] La fin de la guerre froide a favorisé des entreprises similaires. 

Au plan mondial, les deux blocs ont cessé de s’affronter et les ennemis d’hier coopèrent au niveau d’un certain nombre de valeurs communes. Les deux Rome rivales du vingtième siècle (Washington et Moscou) essaient de résoudre ensemble les conflits (Irak, ex-Yougoslavie entre autres), même si les Russes n’en ont plus la puissance et ont fort à faire après le démantèlement de leur empire et les conflits qu’il entraîne.

Au niveau européen, l’ancienne rivalité entre OTAN et Pacte de Varsovie, la division de l’Allemagne sont des souvenirs du passé, et les “pays de l’est” portent leur candidature à l’UE.

En Afrique, l’exemple le plus spectaculaire est sans conteste l'Afrique du Sud : ce pays stratégique par sa position et ses ressources a démantelé le système fratricide de l'apartheid. Les peuples qui le composent s'efforcent de bâtir une prospérité qui ait un effet d'entraînement pour le développement régional en Afrique australe. Les afrikaners, farouches héritiers du messianisme huguenot, s’identifièrent longtemps au peuple élu, considérant leur terre comme une Terre Promise. Aujourd’hui, les plus éclairés d’entre eux ne sont pas loin de croire que ce sont tous les sud-africains, enfin réunis, qui ont vocation à être un modèle de nation africaine capable d’entraîner le reste du continent. Le Calvinisme change de sens en changeant de signe : il n’oppose plus les blancs élus et bénis aux noirs réprouvés dans une forteresse assiégée par ses voisins. Il s’agit plutôt de concevoir une bénédiction de l’ensemble de la nation qui s’étende par diffusion et effet d’entraînement à ses voisins.

Au moyen-orient, le processus de paix est plus lent : là aussi, la rivalité entre Israël et le monde arabe autour d’une terre deux fois promise, fut insoluble pendant la Guerre froide. Le dialogue entamé à Madrid après la guerre du Golfe a connu une phase radieuse avec les accords d'Oslo, et la remise du Prix Nobel à Rabin et Arafat, puis les débuts d'un Etat palestinien. Si la situation est actuellement bloquée, le dialogue entre les fils d’Abraham n'est pas rompu. Là aussi, la fin du conflit entre les messianismes juif et arabe permettrait de poser en termes sereins la question proche-orientale dans son ensemble. C'est que le proche-orient représente un espace politique et économique mais aussi historique, crucial pour la paix mondiale. Cette région du monde, après avoir été le berceau des trois monothéismes, a semblé “maudite” trop longtemps. Avec la fin des conflits, la mise en commun des ressources, et en particulier de l'eau, favoriserait un développement plus rapide, permettant à cette région de redevenir un des carrefours majeurs de la civilisation, aux confins de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie.

Dernier exemple, qui nous ramène à l’Europe : les pourparlers de paix en Ulster, et la fin probable du conflit entre Protestants unionistes et catholiques républicains. C’est certes un enjeu moins stratégique que les deux précédents, mais l'accélération de la construction européenne, et le bon développement économique et culturel de la République d'Irlande depuis une décennie, en partie grâce à l'aide européenne, ont sûrement joué un rôle dans la volonté de déposer les armes. A quoi s’est ajouté, encore une fois, le rôle des hommes.

 

1.4.4- CONFLITS FRATRICIDES ET ENJEUX REGIONAUX 

On doit certes tempérer cet optimisme, et compter avec le réveil de brasiers fratricides mal éteints. La fin de la guerre froide et le démantèlement des empires artificiels ont entraîné une troisième vague de nationalismes dans les années 90. L’Eureope seule a enfanté de plus de dix nouveaux pays. Parfois, la paix n’est pas menacée : Ukraine et Biélorussie, Pays Baltes, partition de la Tchécoslovaquie, Slovénie et Croatie. Ailleurs, on frôle la réaction en chaîne, surtout à l’est des Balkans. D’autre part, les conflits locaux de caractère ethnique ou religieux, persistent ou se réveillent. La question basque demeure épineuse. Des conflits fratricides ont ensanglanté la Yougloslavie, le Caucase, l'Afrique Centrale. Mais la poblématique est la même. Le premier cas pose la question du destin des Balkans, de leur place en Europe. Le second, celui de l'Afrique de l'Est dans son ensemble, en particulier la région des grands lacs. Dans le Caucase, la co-existence de nombreuses ethnies dans le cadre d’une confrontation entre islam et chrétienté, Europe et Asie, sur fond de pétrole et de caviar de la Mer Caspienne, est un cas d’école. Ces trois zones de conflits fratricides révèlent des questions régionales. Ils ont lieu sur des plaques tectoniques de la géographie, de l’histoire et de la civilisation. Ces conflits, si douloureux qu'ils soient pour les populations martyrisées, n'ont pas dégénéré en embrasement général. Ils trouveront leur solution acceptable dans le cadre d’un idéal régional et avec le soutien chaleureux des grandes puissances. Surtout, ces régions du monde ont besoin de figures morales : alors les pires ennemis peuvent devenir les meilleurs amis et propager la paix. En général, la résolution de ces conflits est retardée par l’absence de figure morale charismatique (un Mandela) ou dynamique et imaginative (un Tony Blair).

 

Au total, et en tenant compte qu’aucun de ses conflits sanglants n’a dégénéré en se généralisant, on constate que la cause de la paix a plutôt progressé ces derniers temps Cette embellie doit être appréciée à sa juste valeur. Elle clôture un siècle meurtrier, qui aura connu le totalitarisme, deux guerres mondiales et une guerre froide, l'apparition de l’arme nucléaire, et de façon générale, la banalisation de la violence. 

1.5 LA PAIX EST-ELLE POSSIBLE ?

1.5.1- LA PETITE PLACE DE LA CONCORDE

Qu’il y ait des chances, aujourd’hui, de consolider la paix, ne résout pas le problème philosophique fondamental : qu’est-ce que la paix ? est-elle possible en ce monde ? Peut-on seulement la définir ? Voici comment le Larousse définit la paix : 

  1. Situation d’un pays qui n’est pas en guerre. Maintenir la paix.- Paix Armée, dans laquelle chacun se tient sur le pied de guerre. 

  2. Cessation des hostilités ; traité mettant fin à l’état de guerre. 

  3. Etat de concorde, d’accord entre les membres d’un groupe, d’une nation.

On voit la grande place de la guerre et la petite place de la concorde dans le mot “paix". Rarement une vertu aura rendu pareil hommage au vice. Quant aux encyclopédies, elles sont muettes sur la paix et renvoient souvent à “Guerre et paix”. Ainsi, la paix campe dans le champ sémantique des batailles. Comme si la guerre était le rapport premier, naturel, entre États, et la paix une correction artificielle de cette situation. D’ailleurs, ne dit-on pas que le pacifisme actif est une “non-violence” ? Non seulement le mot est ambigu, mais la chose. Le bâtisseur de paix ne se réclame pas tous du “pacifisme”. Le Christ a béni “les artisans de paix”, mais a dit : “Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive, on aura pour ennemis les gens de sa maison” : défi de chercher la paix dans un monde occupé par le mal, avec un coeur plus occupé de soi que d’autrui. Paul Fèvre n’a pas de mots assez durs pour condamner le pacifisme :

 

Le mot ‘pacifisme’ a le suffixe propre aux conceptions abstraites ; et ses premiers tenants sont des doctrinaires. Leurs protestations de’non-violence’ ne sont pas moins aveugles que la violence elle-même : en

accolant une négation à l’absurdité de la force brute, on n’en fait pas sortir une plénitude de vie raisonnable. Ainsi les pacifistes ne brassent que du vide ; les voilà traités de rêveurs.

Mais l’auteur, bon pédagogue, ajoute aussitôt :

Personne ou presque, ne dénigre aujourd’hui le pacifisme comme volonté de paix. Tout se pase comme si la paix universelle et définitive, malgré son caractère problématique et presque illusoire, devait pourtant régir de loin toute action. L’équivoque du pacifisme, objectif hors de portée et néanmoins indispensable souci, n’est pas dans le vocabulaire seulement. L’ambiguïté - une bonne ambiguïté peut-être - s’immisce désormais partout dans la politique mondiale. Et l’exigence s’impose de rechercher un équilibre pacifique mondial.[10]

 

Aujourd’hui, la recherche d’une vraie paix est peut-être moins compromise par le bellicisme de la realpolitk que par l’angélisme de la realeconomik. Posséder plus de biens ne rachètera pas tous les conflits : il s’agit plutôt d'unir à un bien supérieur, mais accessible, des coeurs déchirés. Nous tenterons donc de définir une approche morale et réaliste de la construction de la paix. Nous montrerons que la paix, sans minimiser l’affaire des Etats ni le rôle de la sécurité militaire doit être l’affaire de chacun, dans sa vie quotidienne.

1.5.2- IDEALISTES ET REALISTES

 Ici s’opposent deux courants : certains voient l’homme tel qu’il devrait être par rapport à une transcendance, d'autres le voient tel qu’il est. Les premiers peuvent être appelés idéalistes : ils situent l’homme par rapport à un idéal, horizon de sa liberté et de sa conscience. Les seconds peuvent être dits réalistes. Ils ne voient en l’homme qu'un être de nature. La guerre est donc inscrite dans la nature même de l’homme et des Etats qu’il fonde. Pour l'idéalisme, la paix est plus que l’absence de guerre. Il faut non seulement cesser les hostilités, mais bâtir l'hospitalité. La paix doit être la concorde et la bienveillance mutuelle des hommes. “La paix éternelle disait Hegel est souvent réclamée comme un idéal dont l’humanité doit s’approcher.”[11] Les réalistes, partant du principe que l’homme restera toujours un loup pour l’homme, voient surtout la paix en termes de sécurité, d’équilibre des forces. Il s’agit de “tenir en respect” un adversaire potentiel. A la limite, la maxime idéaliste voit la paix en termes évangéliques : faites à autrui (le bien) que vous voudriez qu’il fasse pour vous. Les réalistes veulent aussi la paix, mais sous une autre maxime : ne faites pas aux autres (le mal) que vous ne voulez pas qu’ils vous fassent (sous entendu : dans votre intérêt bien compris). Cette optique est celle de Hobbes, et d’une grande partie du discours politique moderne, en politique intérieure comme internationale. Hobbes part de la nature humaine, et y décèle :

 

“trois causes principales de querelles : premièrement la rivalité ; deuxièmement la méfiance ; troisièmement la fierté. La première de ces causes fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde en vue de leur sécurité. La troisième en vue de leur réputation. Il apparaît par là qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun.”[12]

 

Diderot, allergique à “l’atrabilaire Hobbes”, conteste cette vision des choses. Selon Diderot, la paix est l’état naturel du corps social et politique, comme la santé est l’état naturel du corps humain. Et d’ajouter :

 

“La guerre est un fruit de la dépravation des hommes ; c’est une maladie convulsive et violente du corps politique ; il n’est en santé, c’est-à-dire dans son état naturel, que lorsqu’il jouit de la paix.”[13]

1.5.3- AUGUSTIN ET LA CONCORDE BIEN ORDONNEE

Pour Diderot, la paix dans le corps politique, qu’il soit national ou international, est avant tout une question de tranquillité, c’est-à-dire d’ordre. On trouve chez Saint Augustin un passage admirable qui essaie de combiner les deux sens du mot ordre : le sens de commandement jailli de la subjectivité et de la conscience morale de l’homme, et le sens d’harmonie, de relation objective entre les choses:

 

La paix du corps, c’est l’agencement harmonieux de ses parties ; la paix de l’âme sans raison, c’est le repos bien réglé de ses appétits ; la paix de l’âme raisonnable, c’est l’accord bien ordonné de la pensée et de l’action ; la paix de l’âme et du corps c’est la vie et la santé bien ordonnés de l’être animé ; la paix de l’homme mortel avec Dieu, c’est l’obéissance bien ordonnée dans la foi sous la loi éternelle ; la paix des hommes, c’est leur concorde bien ordonnée ; la paix dans la maison, c’est la concorde bien ordonnée de ses habitants dans le commandement et l’obéissance ; la paix de la cité, c’est la concorde bien ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance , la paix de la cité céleste, c’est la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance mutuelle en Dieu.”[14]

Cette vision peut paraître utopique, tant elle exige une conversion de l’homme. Augustin est pourtant réaliste. Il fait de l’artisan de paix un sujet moral et pas seulement un sujet politique et juridique. Il dit que la paix est mon affaire, pas seulement celle de l’Etat. Elle ne s’impose pas à moi du dehors sous forme de loi, fût-elle céleste, mais procède d’un “accord”, d’une proposition permanente de ma conscience, de mon libre-arbitre, de ma bonne volonté. L’homme reste libre d’obéir ou de désobéir à sa conscience, et à Dieu (Augustin insiste sur une obéissance dans la foi). Augustin ne nous propose rien d’autre qu’une paix des hommes, par les hommes et pour les hommes, en accord avec les lois du Créateur et de la Création.

 

1.5.4- LES LIMITES DE L’APPROCHE JURIDIQUE

Saint Augustin fait dépendre la paix d'une attitude responsable de l’homme. L'ordre éthique (loi morale) qui fonde la liberté humaine s'y insère dans un ordre ontologique (loi naturelle). Cette union de facteurs subjectifs et objectifs est réaliste. A l’inverse, certaines idées modernes d’ordre mondial sont utopiques. Ainsi Anatole France, dans cette série de clichés encore en vogue aujourd'hui : "La paix universelle se réalisera un jour non parce que les hommes deviendront meilleurs (il n’est pas permis de l’espérer) ; mais parce qu’un nouvel ordre des choses, une science nouvelle, de nouvelles nécessités économiques leur imposeront l’état pacifique.” La paix y est affaire d’institutions raisonnables. On parie sur un progrès indéfini, sur un certain ordre des choses qui finira par “imposer l’état pacifique.” On apporte la paix aux hommes, taillée dans de bonnes institutions. Mais il s’agit plus de “ficher la paix” aux pauvres humains, que d’en faire des artisans de paix. Le XXe siècle a chéri les codifications qui précisent les droits et devoirs de chacun dans des visions contractuelles. Ces visions sont utopiques quand elles ne s’adressent pas à la conscience morale. Beaucoup s'inquiètent d'aller vers un monde plus stable et mieux organisé, mais sans vertu : reproche souvent adressé à l'union européenne, bel ouvrage juridique, mais sans âme. 

Le juridisme n’est pas la seule utopie. D’autres approchent la paix à partir d’une vision utilitariste, managériale de l’homme : il s’agit de gérer au mieux les “ressources humaines”, d’exploiter le capital de chacun, de l’inscrire dans un ordre certes, mais purement extérieur. Alors que l'ordre a un sens et une dimension morale chez Saint-Augustin, et correspond à un appétit du libre-arbitre de l’homme, les codes nationaux et internationaux actuels, même s’ils entendent instaurer la paix et l’ordre, semblent le faire avec des hommes, avec du matériau humain, mais pas vraiment par l’homme et pour l’homme.

De plus Saint-Augustin propose plusieurs niveaux de paix : dans l’individu lui-même, entre les différents étages de sa vie (hauteur et profondeur de la paix), puis entre les individus à des niveaux de plus en plus étendus (largeur ou l’extension de la paix). C'est la vision fédérale de la paix : chaque partie d’un tout organique est un système organisé selon sa loi interne. Johan Galtung a lui aussi une vision équilibrée de la paix, où les facteurs institutionnels et les facteurs d’ordre moral coopèrent harmonieusement.

Aucun fait ne vient corroborer l’hypothèse selon laquelle la nature de l’homme le prédestinerait à l’agression ou à la domination. En second lieu, les structures visant à réfréner peuvent transformer les subalternes en sujets respectueux des lois, doux et dociles, mais elles peuvent aussi servir à justifier leur domination par ceux qui se touvent au sommet. En troisième lieu, il existe des facteurs structurels et écologiques qui poussent les hommes à une violence directe et structurelle, mais ces facteurs sont modifiables.[15]

Et Galtung ajoute que le problème de la paix est un problème anthropologique. Même si des réformes de structure se font dans des domaines essentiels, le problème essentiel est d’harmoniser l’autonomie des individus et des petits groupes avec la logique des grands ensembles. Oeuvrer à la paix n’est donc pas un projet utopique ou déraisonnable. Il s’agit de trouver la bonne alchimie entre de bons scénarios et de bons acteurs, en sachant que c’est le facteur humain qui doit primer. Rousseau en était conscient quand, après avoir raillé Bernardin de Saint Pierre, il se reprenait soudain dans son Jugement sur la Paix Perpétuelle :

Qu’on ne me dise point que si son système n’a pas été adopté, c’est qu’il n’était pas bon : qu’on dise (...) qu’il était trop bon pour être adopté. Sans doute la paix perpétuelle est-elle à présent un projet bien absurde. Mais qu’on nous rende un Henri IV et un Sully, la paix perpétuelle redeviendra un projet raisonnable.

 

Alors quelle paix voulons-nous ? Répartir le pouvoir, le savoir et l’avoir est nécessaire pour bâtir la paix, mais cela suffit-il ? Même dans les pays développés et maîtres de ces conquêtes, les hommes semblent plus indifférents les uns aux autres, tolérants de leurs égoïsmes respectifs, gestionnaires de leurs conflits d’intérêt que vraiment en paix. D’autre part, la destruction de la cellule familiale, la progression de la toxicomanie, des violences urbaines, annoncent parfois des retours à l’état tribal. D’autres questions concernent le lien entre l’universel et le particulier dans l’ordre mondial. Une standardisation des codes d’expression crée un unanimisme de façade. La culture de la mode, de l’éphémère, procure certes la paix, mais par anesthésie générale de la passion. Enfin le moyen ne doit pas remplacer le but. Il ne faut pas aboutir à la paix par négation des fins, par extinction des feux. Avec la mondialisation, un langage commun apparaît mais il s'agit du langage de l'économie : langage par signes, sigles et emblèmes. Le risque est d'instrumentaliser les hommes par l'économie devenue le seul dieu de l'humanité. Au vu des processus de sécularisation extrême qui se font jour, le prophète de malheur ne serait pas loin de dire qu'en perdant son âme, non seulement l'humanité n'a pas gagné le monde, mais a été gagnée - et perdue - par lui.

 

1.6 PENSEE CONCENTRIQUE, RESPONSABILITE PERSONNELLE QUOTIDIENNE, ETHIQUE DE PAIX

 Pour éviter d’aller vers une fausse paix, il convient aussi de clarifier trois éléments de la construction de la paix : le matériau utilisé, c’est-à-dire avec quoi fait-on la paix. Il s’agit de savoir ensuite qui sont les acteurs de la paix. Il faut enfin définir le meilleur ciment pour faire tenir ensemble les matériaux qu’on utilise.  

 

1.6.1 “L’UNITAS  MULTIPLEX”

Pour éviter un mondialisme sans âme, destructeur de diversité, il faut approfondir la pensée concentrique, chère à Edgar Morin. L’individu est lié au monde  par plusieurs patries : la famille, la tribu, la nation etc ... L'universalité,  loin d'effacer ces enracinements, constitue leur horizon naturel. Morin, amoureux de formules circulaires, dit que l’unité est le vrai trésor de la diversité humaine, tandis que sa diversité est le trésor de son unité. Comme lui, nous pensons que la paix de l’ensemble suppose la paix des parties. Des nations en paix bâtiront un monde de paix, et dans ces nations, des individus et des familles en paix. Puisque la paix mondiale passe par la création d’entités régionales, nous pensons que la création de cultures régionales (bouquets de cultures nationales) sera la grande affaire de la construction de la paix. C’est un axe majeur de ce que nous proposons pour l’Asie du Sud-Est. 

1.6.2- “INSTALLER LA PAIX DANS LES ESPRITS, DANS LES COEURS.”

Edgar Morin, chantre de la terre-patrie, ne dit pas assez combien cet effort doit se faire en chacun, dans sa vie quotidienne. La deuxième mutation que demande la construction de la paix, c’est l'idée que la paix est l’affaire de chacun, et non des Etats. Federico Mayor est plus sensible à cette paix du “dedans”, gage de la paix du “dehors”. Le recul de l’Etat peut être une chance pour la paix si l'homme devient plus responsable :

“ ... installer la paix dans les esprits, dans les coeurs. Dans la culture. Avec la montée en puissance de la société civile, le moment a rarement été plus propice. Toute action individuelle, même la plus modeste, compte. Instaurer  une culture de paix est devenu l’affaire de tous. La paix ne s’entend plus comme un accord entre les puissants, comme une grâce qui descend d’un pays privilégié à un moment donné ; elle est un état de la société auquel chaque citoyen contribue à chaque instant.”[16]

 Mais comment instaurer une culture quotidienne de la paix, qui suppose altruisme, attention aux autres ? Il est difficile de susciter l’amour du prochain dans un monde que l’éclatement de la famille, la perte du sens de la responsabilité personnelle, l’insistance incantatoire sur le droit au détriment du devoir amènent à faire souvent le choix de l’ego contre la civitas. Jadis, l'Etat demandait à ses citoyens d’être prêts au sacrifice suprême pour sauver leur patrie. Donner son sang pour son pays était le sommet de la vertu. Il s’agit à présent de favoriser, partout dans le monde, une culture de l’altruisme. Non plus mourir pour les siens, mais vivre pour les autres. Longtemps liée à la création des Etats-nations et à l'extension de la démocratie dans le cadre national, la citoyenneté doit devenir planétaire.

 

1.6.3 “UNE INFLUENCE SPIRITUELLE COMMUNE A TOUS LES PEUPLES”

Ainsi la première tâche d’une éducation de la paix, avant la démocratie, l’éducation, et le développement, c’est l’éveil d’une éthique de la paix, d’une “influence spirituelle commune à tous les peuples” (Berrêdo Carneiro) car la recherche désintéressée du bien est le meilleur ciment de la paix. Le XXe siècle a produit beaucoup d’imposteurs mais ceux qui ont fait progresser la paix furent des hommes animés d’une passion morale, d’une recherche du bien très pure, allant jusqu’au sacrifice de leur vie. Citons Martin Luther King, Anouar El Sadate, Lech Walesa, Vaclav Havel, Jean-Paul II, entre autres. Tous ont eu le désir d’unir la vérité et le bien, la volonté de libérer le méchant autant que l’opprimé, l'éthique du sacrifice pour arriver à la vraie paix. 

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