2 - L’ASIE DU SUD-EST ET L’AIRE PACIFIQUE

Nous avons dit ce que nous entendons par construction de la paix : démocratie, éducation et développement économique au service d’un but supérieur, celui-ci n'étant ni agressif ni utopique. Chaque Etat mobilise sa population pour une cause plus noble que la nation elle-même. Cela doit se faire dans la vie quotidienne et avec une dimension morale qu’un certain nombre de figures charismatiques peuvent insuffler. Nous verrons que l’Asie du Sud-Est peut être un laboratoire pour ce type d’action en faveur de la construction de la paix.

 Les années de guerre froide avaient vu se développer les études polémologiques[17] : on inventoriait les zones de conflit, les motifs de guerre, les intentions de nuire, pour dominer ou survivre, en tout point du globe. La polémologie a encore de beaux jours devant elle, et la culture de la guerre garde ses raisons d’être. Mais il  faut multiplier les études irénologiques, qui favorisent la paix. Il s’agit alors de voir les facteurs qui peuvent amener les peuples (et non les Etats) à s’entraider, se compléter, oeuvrer à un bien commun. L'irénologie commence par définir l’âme d’une région du monde donnée, son principe directeur et unificateur, la vocation civilisatrice de cette région. Les pays de cette région paraissent alors comme les organes d’un même corps, ou les musiciens d’un même ensemble jouant une symphonie qu’aucun ne pourrait jouer seul.

 C'est sans doute en Asie du Sud-Est que la construction de la paix a le plus de sens pour le reste du monde.

 Nous le montrerons plus loin. Mais situons d'abord cette région dans ce qu’on appelle l’aire pacifique.

 

2.1 L’ASIE ET LE MOUVEMENT DE LA CIVILISATION

 “Angle de l’Asie”, l’Asie du Sud-Est, est un lieu de passage entre l’Océan indien et l’Océan pacifique, entre l’Asie et l’Océanie. Peser sur les affaires mondiales, elle en a les moyens et la puissance : 500 millions d'habitants (plus que l'Europe des quinze, deux tiers de tout le continent américain), des atouts économiques et commerciaux. Sa puissance politique s'affirme malgré les tensions et la présence des géants Chinois, Indien et Japonais, sans parler des intrusions russe et américaine. L'ASEAN[18] a gagné en crédibilité dans l'approche du drame cambodgien puis en absorbant les ennemis d'hier : Vietnam, Laos, et Cambodge.

 

2.1.1- LA PUISSANCE AU SERVICE D’UN BUT

 Si le pouvoir-être économique, et le vouloir-être politique de l'Asie du Sud-Est sont perceptibles, comment définir son devoir-être ? La montée en puissance de cette région doit être un simple moyen, non un but. La puissance doit servir un dessein, tout comme un corps vigoureux doit servir une âme. Précisons ici que nous ne voulons pas être le chantre de soi-disant “valeurs asiatiques”. Ce terme est maladroit, s’il désigne une exception culturelle qui permet de nier les droits de l’homme, ou de se croire ontologiquement différents. Mais un autre sens est possible : l’Asie dans son ensemble peut devenir une chance pour des valeurs universelles, un lieu où celles-ci ont des chances d’être rechargées et re dynamisées. Nous sommes pour notre part convaincus que cette région recèle des valeurs et des vertus, et que celles-ci ne sont pas de simples ornements, des gadgets, mais peuvent jouer un rôle de premier plan pour la paix du monde. Faute de quoi, ces valeurs et vertus peuvent se détourner en énergies nocives.

 Alors quel est le destin historique, quelle est la mission de l’Asie du Sud-Est ? Il résulte de la conjonction heureuse de deux facteurs :

a)      Le déplacement progressif du centre de gravité de la civilisation, de l’Atlantique vers le Pacifique, amorcé au vingtième siècle et qui devrait nettement s’accentuer au siècle prochain.

b)      Un certain nombre de traits qui font de l’Asie du Sud-Est une région à part. Cette singularité sud-est asiatique, longtemps cause de ses déchiremements, peut faire de cette région un modèle de construction de la paix, au moment où le bâton de la civilisation passe de l’Occident à l’Orient.

 

2.1.2- LE MOUVEMENT DE LA CIVILISATION, D’EST EN OUEST

2.1.2.1 Les civilisations continentales du Sud de la Méditerranée 

 Le centre de gravité de la civilisation s’est déplacé au fil des siècles, d’est en ouest, et revient à l’est : dans l’antiquité, de puissantes civilisations à caractère universaliste[19] naquirent au sud de la Méditerranée, à la jonction entre Afrique, Europe et Asie : les civilisations égyptienne, puis assyrienne, mésopotamienne, perse enfin, où l’on retrouvait à chaque fois la richesse de la pensée et de la culture, l’efficacité politique et administrative, le développement de l’agriculture et d’une industrie.

 

2.1.2.2 Les civilisations péninsulaires du nord de la Méditerranée 

 Puis la civilisation gagna le nord de la Méditerranée, avec deux grandes civilisations péninsulaires : Athènes, puis Rome. L’hellénisme, qui assura le passage décisif de la pensée mythique à la pensée rationnelle, d'abord limité à la Grèce, voire à Athènes, devint une civilisation conquérante sous Alexandre le Grand, qui porta la culture grecque jusqu’en Asie. 

·       La civilisation antique culmina avec l’Empire romain. La Pax Romana s’imposa à un ensemble couvrant la moitié de l’Europe, l’Afrique du Nord, une partie de l’Asie mineure. Héritier de l’hellénisme, l’Empire romain développa l’efficacité administrative et juridique, ainsi que l’organisation de l’espace par ses voies de communication. Il fit naître le citoyen d’une façon plus pratique qu’Athènes. Alors que cet immense empire atteignait son apogée, le message du Christ le féconda. Il s’inscrivait dans une toute autre tradition - l’hébraïsme monothéiste et prophétique apparu à Jérusalem - qui avait eu jusque là des rapports sans lendemain, souvent hostiles, avec les grands empires de ce monde, sauf à l’époque de Salomon.

La rencontre de la paix évangélique, théocentrique et verticale, et de la Pax Romana, politique et horizontale, fut d’abord explosive. Mais après des siècles de rapports difficiles, la greffe put prendre : le christianisme devint religion d’Etat en 392. Pleinement dans ce monde par sa qualité de citoyen, l’homme n’en était pas moins d’un autre monde par sa qualité de baptisé. Le christianisme conforta les Européens dans la certitude que leur civilisation avait vocation à s’imposer aux autres, à cause de la double dynamique de l’amour et de la vérité révélée, venant d’un Dieu unique. Une sorte de “destinée manifeste” pour reprendre un terme cher au messianisme américain, mais d’origine européenne. Nous savons que ce complexe messianique mena les Européens au sommet de la puissance, pour le meilleur et pour le pire.

 

2.1.2.3 La civilisation atlantique continentale

 La tension entre Cité des hommes et Cité de Dieu allait habiter la civilisation occidentale, qui se voulut expressément chrétienne, entre l’apogée de Charlemagne, en l’an 800, et l’éclatement de la Réforme et de la Renaissance au XVe siècle. Cette période vit le centre de gravité de la civilisation quitter peu à peu la Méditerranée au profit d’un axe continental, entre empereurs germaniques et papes latins. Cet équilibre fut rompu par la corruption de l’Eglise et la faiblesse des empereurs. Avec l’éclatement des Réformes et de la Renaissance, l’unité spirituelle et politique de l’Europe occidentale expira. Le monde slave était trop faible pour s’affirmer, le monde arabo-musulman, longtemps en avance, entamait son déclin.

 

2.1.2.4 La civilisation atlantique insulaire, puis continentale

 Les puissances atlantiques affirmèrent alors leur prééminence. Les explorations et les débuts d’empires coloniaux poussèrent l"atlantisation". L’Espagne, le Portugal, la France, ou les Pays-Bas auraient pu devenir le centre de gravité de la civilisation mondiale. Chacun de ces pays caressa d’ailleurs des rêves messianiques, depuis la France, “ Fille aînée de l’Eglise ” et “ Nation très chrétienne ”, jusqu’au Portugal qui s’était assigné “ le rôle impossible de peuple élu dans le droit fil de Rome et d’Israël ” (Eduardo Lourenço). Mais c’est une île - la Grande-Bretagne - qui en vint à peser du poids le plus lourd, parmi ses rivaux européens, sur les affaires mondiales. La Grande-Bretagne, après deux siècles d’hégémonie, passa le relais de ses valeurs et de sa puissance à sa fille, les Etats-Unis. Héritiers de l’éthique protestante et démocratique, les Etats-Unis émergèrent peu à peu comme la première puissance du monde. Messianique dans ses idéaux, affichant une grande confiance dans la supériorité de ses valeurs, la République impériale, sollicitée par la vieille Europe de sortir de son isolationnisme, finit par prendre goût à sa prééminence. Le centre de gravité de la civilisation mondiale quitta alors l’Europe pour le Nouveau-Monde. Les Etats-Unis détiennent aujourd’hui la suprématie dans quatre domaines clés : politique, culturel, économique et militaire. La civilisation américaine, beaucoup plus complexe qu'on ne le croit, est à la fois spirituelle, humaniste et matérialiste. Elle est l'héritière de Jérusalem, de Rome et Athènes ... et de Babylone. 

 

2.1.3- L’AMERIQUE, D’EST EN OUEST

 Cette suprématie de la Pax Americana fut contestée pendant quarante ans par la Pax Sovietica. Héritière de la culture slave et du prestige de Constantinople, Moscou devint finalement le “Vatican” du communisme après 1917 et plus encore après 1945. L’"Homme Nouveau" qu’elle voulut façonner d’un bout à l’autre de la planète, était résolument amputé de tous les éléments spirituels que deux mille ans d’évangélisation avaient forgés dans l’âme occidentale, et se faisait le héraut d’un matérialisme intégral.

·       Aujourd'hui, les Etats-Unis restent les seuls vrais maîtres du monde. L’Europe continue d’être un partenaire naturel des Etats-Unis, tant les liens culturels restent puissants, et vifs les souvenirs de combats  communs pour la démocratie. L’Europe a souvent rappelé les Américains à regarder vers l’Est et ne pas oublier l’Europe. Maintenant que la question européenne ouverte à Sarajevo en 1914 se referme petit à petit au même endroit ou presque, avec la chute du Mur de Berlin et la construction mûre de l’Union européenne, les Américains ont-ils encore envie d’Europe ? Ce n’est pas sûr. L’Amérique fut fondée par des hommes qui avaient fui le carcan européen en quête de liberté, et qui ont fondé leur nation au terme d’une guerre contre la puissance coloniale. A chaque fois, c’est à contre coeur que le peuple américain est sorti de son isolement pour défendre l’Europe.

N’oublions pas aussi que la Conquête de l’Ouest (la jonction du Pacifique) reste un des plus grands mythes américains : c’est là que les Etats-Unis, après avoir été fondés, se sont bâtis. Que Pearl Harbour et Hiroshima, puis la guerre du Vietnam comptent au moins autant, dans la mémoire américaine, que le débarquement en Normandie. Que le mouvement hippie, né sur la côte ouest, à l’apogée de l’engagement américain en extrême-orient, a amené dans son sillage, une greffe de mystique orientale, parfois confuse, mais qui fait désormais partie du paysage culturel américain, au même titre que les cultures black et hispanique. Ainsi, malgré le rappel constant de l’Europe, l’Amérique, première puissance mondiale et héritière de la culture occidentale, est de plus en plus attirée par la jonction avec l’extrême-orient. Tout se passe comme si le mouvement de civilisation d’est en ouest, amorcé voilà 3 000 ans, devait s’achever ! 

 

2.1.4- LA JONCTION ENTRE  LE FARWEST  ET L’EXTREME ORIENT

 Il est des données plus fortes encore : d'abord le poids de la Californie[20], le plus puissant Etat américain, par sa population, sa richesse, ses symboles que sont Hollywood et la Silicon Valley[21]. L’Etat de l’Ouest reste le principal laboratoire des expériences de la civilisation américaine. Los Angeles n’est pas encore le coeur de l’Amérique, mais sûrement son poumon d’air frais.[22] Or c’est un Etat orienté vers l’Asie, tant les montagnes et déserts la séparent de l’arrière-pays. Ses échanges se font majoritairement avec l’extrême-orient. Les populations chinoise, coréenne, japonaise, y ont d’ailleurs un rôle prépondérant, comme à Vancouver. Une Amérique asiatique y a émergé depuis quarante ans, à la fois culturelle, ethnique, économique.

 Il y a ensuite le fait que le volume d’échanges “pacifique” entre l’Amérique de l’Ouest et l’Asie orientale dépasse le volume d’échange “atlantique” entre l’Amérique et l’Europe et l’Afrique réunies. Il s’agit certes des deux Amériques comprises, mais voilà qui nous amène au troisième point : pour diverses raisons, nombre d’Américains sont plus attirés par une dynamique panaméricano-pacifique que par une volonté atlantique. Regarder vers l’Europe, c’est aller en arrière, revenir sur le passé, les guerres mondiales, les rivalités. Regarder, avec le Sud,[23] vers l’Ouest (vers l’Asie), c’est continuer la marche en avant, achever le rêve pan-américain, commencé en 1492. Quand le Président Clinton évoque ce rêve pan-américain, il parle d’une Amérique de l’Alaska à la Terre de Feu, et non pas du Labrador à la Terre de Feu. Le partenariat avec le sud est tourné vers l’Asie-Pacifique, non vers l’Europe.

 En 1992, la revue américaine World & I consacrait un large dossier au problème de la paix et de la politique en Asie-Pacifique. L'éditorial soulignait que le consensus, chez beaucoup d'intellectuels et d'économistes américains tenait dans cette formule : "Go East, America, go East."[24]

 Toutefois, la stratégie américaine en Asie-Pacifique doit devenir une stratégie désintéressée de construction de la paix, et pas seulement de grande puissance défendant ses intérêts. Après la fin de la guerre froide, le Président Bush déclara que la nouvelle statégie américaine, au niveau mondial, devait être "beyond containment" : les Etats-Unis n'avaient plus seulement la mission de contenir la menace représentée par l'expansion du communisme. Et le Président américain précisait la mission de paix du peuple américain : "participer à la création d'un nouvel ordre mondial de justice, de paix, de prospérité et d'harmonie." Pour Martin Lasater, chercheur au Centre d'Etudes est asiatiques de l'Université de Pensylvannie, cet objectif est raisonnable, à condition de penser autrement la notion même de paix. Beaucoup d'Américains voient en effet, la paix surtout comme un équilibre des forces. Cette vision n'est pas très différente de celle de containment, et suppose une attitude légaliste, prudente et quelque peu méfiante, vis-à-vis des voisins. Pour  Lasater, les Etats-Unis devraient jouer la carte d'une véritable "intégration" dans la région Asie-Pacifique.

 

2.2 L’EMERGENCE MODERNE DE L’ASIE ORIENTALE

 Pour beaucoup de penseurs américains, le partenaire naturel de l’avenir est toute la région pacifique, c’est-à-dire l’Asie orientale. Déjà, en 1900, le sénateur Albert J. Beveridge avait pressenti : "La puissance qui domine le Pacifique est la puissance qui domine le monde." Cinq ans plus tard, le jeune Douglas Mc Arthur, faisait son premier voyage aux Philippines aux côtés de son père. Celui qui deviendrait un jour le “vice-roi” du Japon déclara alors : "A mes yeux, il était clair comme de l'eau de roche que l'avenir et en fait l'existence même de l'Amérique étaient irrévocablement liés à l'Asie et à ses avant-postes insulaires"[25] La pénétration américaine en Asie est ancienne. Les Américains réussirent là où les Européens avaient échoué : forcer le Japon à s’ouvrir. Et cela devait sceller en grande partie le destin de toute l’Asie moderne.

2.2.1- LE REVEIL DU JAPON ET DE L’ASIE

Le Japon faillit s'ouvrir à l’Occident eut lieu au XVIe siècle. Saint-François Xavier apporta le catholicisme, et les Néerlandais la foi protestante. Le petit peuple nippon fut sensible au message égalitaire de l’Evangile, mais les Shoguns s'accrochèrent à l'ordre féodal ; d’autre part, la division des Catholiques et des Protestants suscita leur méfiance. Le Japon resta alors à l’écart durant presque 3 siècles. A partir des années 1800, l’archipel nippon commença à être pris en étau par les deux puissances blanches montantes. Les Russes progressaient en extrême-orient, les Américains vers l'Ouest puis le Pacifique. Ceux-ci, dès 1815, voulurent ouvrir le Japon au commerce. En 1853, le commodore Perry fut envoyé pour obtenir un accord commercial. Comme le Japon refusait, la mission Perry brandit la menace de représailles militaires. Le Traité de Kanagawa (mars 1854) offrit aux Américains les ports de Hakodaté et Shimoda. Le premier consul américain arriva en 1856, et l’ouverture aux autres pays occidentaux s'accentua. L’intrusion des Gaijin (étrangers) suscita des réactions xénophobes, mais la mission Perry fut un tournant de l’histoire nippone : elle précipita la chute du shogunat et de la féodalité, et le rétablissement de l'autorité impériale. Ce fut le règne de Mitsuhito (Ere Meiji, 1867-1912), qui transporta la capitale à Edo, devenue Tokyo. L’Empereur se fit le champion de l’occidentalisation. Cette ambiguïté de l’entrée du Japon dans la modernité allait peser lourd sur le destin de l’Asie. L’empereur décida d’occidentaliser le pays et de créer un Etat constitutionnel moderne. Il proclama le fameux slogan : "quitter l'Asie pour rejoindre l'Occident". Aiguillonné par la jeune nation américaine, le Japon “entra dans le monde en devenant une grande puissance du Pacifique"[26].

Les Etats-Unis aussi. Une guerre faillit opposer les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne pour les Samoa. Allemands et Américains finirent par se partager ces îles lors d’un traité international qui offrait des compensations aux Britanniques. Les intérêts des Américains dans le Pacifique ne cessèrent de croître. Hawaï, enjeu stratégique majeur pour le commerce américain, devint le 50e Etat américain en 1898. Les Américains étaient alors à mi-chemin sur la route de l’Asie. Ils en furent plus proches encore, lorsqu’ils supplantèrent les Espagnols à Manille et firent de l’archipel philippin une colonie américaine.

Quant au Japon tenté par la volonté de puissance et par des valeurs occidentales mal comprises, il fit brutalement entrer l’extrême-orient dans l’ère moderne, en combinant des éléments asiatiques parfois archaïques à l’efficacité reçue de l’Occident. Le Japon allait être marqué pendant presque un siècle par l’ambiguïté foncière de son réveil, et c’est au terme tragique d’une deuxième confrontation très dure avec les Etats-Unis qu’il se mit à chercher les chemins de la grandeur d’une façon plus pacifique.

De 1877 à 1913, le Japon multiplia son commerce extérieur par 27. Mais faute de structures sociales et financières solides, il voulut s’agrandir au détriment de ses voisins. Il se militarisa et battit l’Empire russe en 1905. “Le Japon sonnait ainsi le réveil de l’Asie”[27]. Dès 1907, le slogan “l’Asie aux asiatiques” fit fureur dans les milieux nationalistes de Tokyo, slogan totalement ambigu, qui se traduisit dans les faits par une “Asie aux Japonais”. Confondant le réveil de l’Asie et ses propres intérêts, hésitant entre une volonté de développement pacifique et des tentations nationalistes et expansionnistes, le Japon opta pour la deuxième voie : annexion de la Corée (1910), de la Mandchourie (1931) du nord-est de la Chine. L’impérialisme nippon, réveillé semble-t-il, par la confrontation avec la jeune Amérique, culmina le 7 décembre 1941, avec l’attaque de la flotte américaine à Pearl Harbour. Simultanément, toute l’Asie du Sud-Est (sauf la Thaïlande) fut prise. Projetées à plusieurs milliers de kilomètres de l’archipel, les forces nippones occupèrent les colonies occidentales jusqu’en 1945. Comme le rappelle avec force William Manchester :  

"L'Empire du soleil levant s'étendait à présent sur huit mille kilomètres dans toutes les directions, depuis l'Ile de Wake à l'est jusqu'au bord de l'Inde à l'Ouest, depuis le climat froid des Kouriles au nord jusqu'aux mers chaudes de la mer de Corail au sud. Hiro-Hito régnait sur plus d'un septième de la surface du globe, soit une aire trois fois plus grande que les Etats-Unis et l'Europe réunis, et le fait que la plus grande partie était composée d'eau signifiait simplement qu'il était plus difficile de s'en emparer à nouveau."[28]

Ce triomphe de la puissance nippone parut correspondre à une victoire des valeurs asiatiques. Le Japon ne se priva pas d’ailleurs de marteler son slogan de sphère de co-prospérité asiatique pour séduire les peuples qu’il colonisait et asservissait. En fait, la grandeur militaire du Japon recelait une contradiction :

“Le nationalisme japonais est (...), plus que la manifestation de la crise de l’entre deux-guerres, la révélation des contradictions nées de l’occidentalisation, de l’industrialisation, des changements engagés par l’ère du Meiji. Pays du ‘sabre et du sang’, le Japon tient, dans ce monde oriental, un rôle historique contradictoire : à la fois dominateur et éveilleur de conscience nationale contre l’Occident”[29].

 

La fin de la deuxième guerre mondiale scella le destin de l’Asie de l’Est. Battus par les Japonais, les anciens colonisateurs quittèrent la zone, accordant l’indépendance, entre 1946 et 1949 dans la plupart des cas. “L’impérialisme japonais avait ouvert une nouvelle ère politique en Asie”[30] La Chine bascula dans le communisme, et la Corée fut le théâtre du premier grand conflit de la guerre froide. Quant au Japon,  il accueillit, presque un siècle après Perry, un autre américain qui introduisit un nouveau tournant : sous le “pro-consulat” du Général Mc Arthur (1945-1950), le Japon allait transformer en profondeur ses institutions. Le guerrier se mua alors en artisan de paix comme il l’avait annoncé auparavant :

"La victoire sur le Japon nous donnera une immense influence sur l'histoire de l'Asie. Si nous l'exerçons dans un sens impérialiste, ou en songeant seulement aux avantages commerciaux, nous perdrons alors cette occasion inespérée ; mais si notre influence et notre force s'expriment dans le sens d'un libéralisme foncier, nous aurons gagné pour longtemps l'amitié et la coopération des peuples d'Asie."[31]

 

Sous son impulsion avisée, souvent visionnaire, le Japon effectua une deuxième révolution vers la modernité, adopta la démocratie et inscrivit la recherche de la paix dans sa Constitution. Toutefois, ce n’est pas seulement le libéralisme occidental qui triompha, mais quelque chose de beaucoup plus profond dans la relation entre deux anciens ennemis. Au lendemain de la reddition du Japon signée sur le Missouri, Mac Arthur s’adressa au peuple américain dans une déclaration radiodiffusée faite depuis Tokyo :

Aujourd'hui, les canons se sont tus. Une grande tragédie a pris fin. Une grande victoire a été remportée. La mort ne tombe plus du ciel, les mers ne sont plus ouvertes qu'au commerce, partout les hommes marchent au soleil sans crainte. Le monde entier est installé dans la paix. La mission sacrée a été accomplie. Depuis le commencement des temps, les hommes ont aspiré à la paix, mais les alliances militaires, l'équilibre des puissances, la confédération de nations, ont tous échoué tour à tour, ne laissant d'autre issue que le creuset de la guerre. Nous avons eu notre dernière chance. Si nous ne trouvons pas à présent quelque système plus vaste et plus équitable, Armaggedon sera à nos portes. Le problème fondamental est d'ordre religieux et implique un renouveau spirituel et un amendement de la nature humaine, qui iront de pair avec nos progrès incomparables en science, en art et en littérature, et toutes nos acquisitions matérielles et culturelles des deux derniers millénaires. Ce doit être par l'esprit que nous sauverons les corps s'ils doivent l'être.

 

Près d'un siècle plus tôt, Matthew Perry avait débarqué au Japon pour 'inaugurer une ère de lumière et de progrès' en l'arrachant à son isolement et en l'ouvrant 'à l'amitié, aux métiers et aux affaires du monde'. Mais hélas, avec les connaissances puisées à la science occidentale fut forgé un instrument d'oppression et d'asservissement. Nous nous engageons à veiller à ce que le peuple japonais soit affranchi de cet esclavage. L'énergie de la race japonaise, si elle est convenablement dirigée, permettra une expansion verticale plutôt qu'horizontale. La perspective d'un nouveau monde émancipé a pénétré dans le bassin du Pacifique. Aujourd'hui, la liberté a pris l'offensive.[32]

A partir de là commença une toute nouvelle période dans les relations américano-nippones et dans la formation progressive d’une “Aire Pacifique” (en attendant l’Ere Pacifique).

 

2.2.2 - L’ASIE ORIENTALE, NORD ET SUD

 Cette Asie orientale multi-millénaire que la jeune Amérique aura réveillée aux dix-neuvième et vingtième siècle deviendra donc sans doute son partenaire au sein d’un bassin pacifique qu’on présente déjà comme le centre de gravité de la civilisation mondiale au prochain siècle. Ces noces seront-elles heureuses pour les deux partenaires et pour le reste du monde ? Tout dépend de l’attitude des hommes, des motivations et desseins qui les animent. La paix régnera dans le Pacifique si les peuples qui le bordent définissent un bien commun supérieur, de portée universelle, c’est-à-dire ouvert sur le reste du monde. Elle sera absente s’ils se manipulent les uns les autres, y compris au nom de soi-disant intérêts communs.

·       Jusqu’à présent, le bilan de la confrontation entre l’extrême-occident et l’extrême-orient est plutôt tragique : l’attaque-surprise des Japonais sur Pearl Harbour, les combats cruels du Pacifique, le feu nucléaire sur le Japon, puis la tragédie coréenne, l’escalade de la Guerre d’Indochine, avec dans son sillage les Boat People et le génocide cambodgien, autant d’exemples de l’extrême violence des rapports entre l’Amérique, première puissance mondiale, et l’Asie de l’Est entrant dans la modernité. Il est difficile de dire qui est responsable. Les Américains ont-ils eu tort d’agir en conquérants dans le Pacifique ? Force est de constater qu’une fois piqué par le dard de la modernité venue des Etats-Unis, le Japon fit basculer le destin de toute l’Asie. Vainqueur de la Russie, il martyrisa la Corée et la Chine. Son action militaire et colonialiste est directement ou indirectement à l’origine des mouvements insurrectionnels communistes qui ont ravagé une grande partie de la région, avec la complicité aveugle, il est vrai de l’Occident. Staline bénéficia ainsi de la naïveté de Roosevelt qui lui concéda l’injustifiable main-mise sur la Corée du Nord après la capitulation du Japon. La guerre de Corée faillit devenir mondiale et se solda, après 1953, par cinquante ans de tension entre les deux Corées.

Certes, l’accès de l’Asie orientale à la modernité s’est aussi traduit par les miracles économiques du Japon et des quatre tigres (Corée du Sud, Singapour, Taiwan, Hongkong). Les Etats-Unis, en soutenant l’ASEAN, ont contribué au décollage de pays comme la Thaïlande, les Philippines, la Malaisie. Mais si on étudie les rapports entre l’Amérique occidentale et l’Asie orientale du point de vue de la construction de la paix, le chemin reste long, et n’est exemplaire que dans les liens entre les Etats-Unis et le Japon. Pour que le Pacifique devienne une Mare Nostrum pacifique et prospère, il faut d’abord définir le rôle et la mission de chacune des parties. Un rôle qui ne saurait être purement politique et économique, mais culturel.

 

2.2.3 - LA MISSION DE L’ASIE DU NORD EST

 L’Asie orientale comprend nettement deux sous-ensembles : l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est. Ce qui nous intéresse ici, c'est le rôle de ces deux sous-régions dans la paix mondiale, et les missions qu'elles seront amenées à remplir si le transfert d'une civilisation atlantique à une civilisation pacifique se confirme. 

2.2.3.1. Une "éthique confucianiste du capitalisme" en Asie du Nord-Est ?

 L’Asie du Nord-Est comprend la Chine, le Japon, les deux Corées, et Taiwan. Si l'on excepte l'extrême orient russe, qui baigne aussi cette zone, la région a une homogénéité culturelle : il s’agit de l’Asie sinisée, imprégnée de phisophie chinoise depuis longtemps. La Mer du Japon, “Méditerranée” de l’extrême-orient, a favorisé l’émergence de cultures nationales très riches et qui se sont mutuellement influencées : les cultures chinoise, japonaise et coréenne. L'aspect remarquable de cette zone est que la double greffe de la démocratie et du capitalisme semble prendre durablement. Pays plus pauvre que le Soudan dans les années 50, la Corée du Sud s'est hissée en quatre décennies au rang de pays industrialisé, évoluant en outre d'un régime autoritaire à un régime démocratique capable d'alternance. Taiwan aussi, malgé des tensions avec Pékin et son isolement international, est devenu un Etat moderne, démocratique et industrialisé. Pour certains observateurs, le phénomène d'une Asie sinisée qui réussit ne serait pas dû au hasard, mais traduirait l'existence d'une "éthique confucéenne de la démocratie et du capitalisme", pour paraphraser Max Weber. A l'appui de cette hypothèse féconde, il convient de noter que Singapour, qui n’est pas dans cette zone mais s'y  rattache culturellement, a aussi connu un développement remarquable.

2.2.3.2. Japon & Etats-Unis : "La relation bilatérale la plus importante du monde".

En Asie du Nord-Est, le Japon occupe une place à part. Nous avons évoqué le mouvement de la civilisation et le d'un passage graduel d'une civilisation atlantique (Amérique-Europe occidentale) à une civilisation pacifique (Amérique-Asie orientale). Le Japon aura joué dans ce transfert, s'il s'effectue, et jouera encore longtemps un rôle décisif. Il est en effet le trait d'union majeur entre l'extrême occident et l'extrême-orient.

·       Nous avons vu que la confrontation entre les jeunes Etats-Unis et un Japon qui voulait se moderniser s'est montrée tragique pendant presque un siècle (1854-1945). Après 1945, les rapports des deux géants  sont restés très puissants, mais ont changé de nature, comme le rappelle Jean-Marie Bouissou : "Le 8 septembre 1951, après six années d'occupation, le Japon signe avec les Etats-Unis le Traité de sécurité, qui reste la clé de voûte de leur relation. Aujourd'hui, les deux pays pèsent ensemble presque 40 % du PIB mondial. Leur partenariat est sans conteste, selon la formule consacrée, la relation bilatérale la plus importante du monde".

Le trait remarquable de ce lien bilatéral est sa contribution à la paix et à la sécurité dans la région. Mais ce lien doit évoluer. L'idéal serait que le Japon devienne membre du Conseil de Sécurité et mette de plus en plus sa puissance au service de la paix sous tous ses aspects, en partenariat avec l’Occident. Cela ne peut se faire que si les Etats-Unis et le Japon parviennent à associer la Chine dans ce dessein. Depuis quelques années, le Japon semble être en partie tenté d’inverser la formule du Meiji et de vouloir quitter l’Occident pour revenir à l’Asie. Selon Emmanuel Lézy et Alain Nonjon :

"L'Asie est la nouvelle frontière du Japon pour le MITI, dans une relation qui n'est pas sans rappeler le vol d'oies sauvages;  Japon leader et développeur, les quatre dragons les plus évolués sous-traitants qualifiés à un deuxième niveau et les autres pays asiatiques fermant le vol. La métaphore de la maison à trois étages prend ici toute sa signification : technique et argent seraient fournis par le Japon, Taïwan et la Corée du Sud, la main d'oeuvre par la Chine, la Corée du Nord et les nouveaux dragons, les matières premières par l'extrême-orient russe. Cette relation diffère de l'impérialisme américain qui délocalisait au départ pour réexporter les produits moins coûteux sur son marché, alors que le Japon ne s'en sert que comme base de réexportation vers des pays tiers. Le ciment de ces démarches serait un nouvel asiatisme, né des frustrations rencontrées dans les partenariats avec l'Occident, du constat de crise des valeurs occidentales, et de l'affirmation d'une modernité asiatique. Mais le principal obstacle pour organiser l'arrière-cour asiatique n'est-il pas lié aux difficultés de la puissance du Japon à produire du sens ? La tendance au repli (idéologie du furusato), un sentiment d'insularité et de singularité, un déficit d'universalisation des valeurs, un éclatement entre des courants idéalistes, pacifistes, libéraux, réalistes, néo-nationalistes et commerçants, sont autant de limites à la puissance japonaise.” [33]

Il faut souhaiter que la décennie suivante voie triompher les meilleurs courants de pensée, tant aux Etats-Unis qu’au Japon. Les Etats-Unis, sans renoncer au volet sécurité militaire de la paix ni à leurs intérêts économiques, doivent promouvoir le dialogue des civilisations et une aide plus désintéressée au développement régional. Le Japon doit promouvoir un asiatisme ouvert sur l’universel, où les notions d’ordre et de discipline, d’abnégation, s’accompagnent d’une plus grande attention aux problèmes sociaux.

2.2.3.3 Le rôle de la Chine dans la paix.

Par sa masse démographique, le prestige de sa culture, le développement de son économie, la Chine entend jouer un rôle international conforme à sa grandeur, et peser sur le destin de l’Asie. Redoutée de ses voisins pour ses tentations hégémoniques, la Chine regarde dans des directions diverses : au nord vers la Russie, à l’ouest, vers l’Inde et l’Océan Indien, au sud vers l’Asie du Sud-Est. Il s’agit d’intérêts vitaux pour la Chine, mais sa carte maîtresse est à l’est : vers le Pacifique et la Mer du Japon. Elle correspond à sa façade maritime, au débouché de ses grands fleuves, à sa zone de plaines fertiles. Les métropoles chinoises, gages de développement et de démocratisation, sont toutes sur cette façade pacifique : Canton, Hong Kong, Nankin, Shangai et Pékin. La synergie avec la Corée et le Japon est conforme à sa culture confucéenne. La création d’une puissance régionale regroupant la Chine, la Corée et le Japon, ainsi que Taiwan, amicale avec la Russie et les Etats-Unis, serait le meilleur gage de la paix, pour la région et pour la planète entière. Il est donc important de favoriser les scénarios où les Etats-Unis et le Japon seraient capables d'associer la Russie et la Chine dans des projets bénéfiques pour toute l'Asie-Pacifique.

 

2.3 AIRE PACIFIQUE ET ERE PACIFIQUE 

2.3.1- “L’AUTRE BOUT DU MONDE”

Le Pacifique fascine les esprits à plus d’un titre. On le tient pour l’élément océanique le plus ancien, voire l’Océan primordial. A l’extrême nord du Pacifique, la Russie et l’Alaska ne sont distants que de 80km. Depuis Magellan, le Pacifique évoque la notion de “tour du monde”, et donc inconsciemment de jonction et d’unification du genre humain. Cela tient aussi au croisement de l’espace et du temps en son centre, à la jonction de l’Equateur (0° de latitude) et de la ligne de changement d’heure (180° de longitude). De façon ironique, d’ailleurs, les îles de cette région portent souvent les mêmes noms que les terres proches du méridien de Greenwhich, symbole de l’Ere Atlantique longtemps dominée par le Royaume-Uni : Nouvelles Hébrides, Nouvelle-Calédonie, Nouvelle Irlande, Nouvelle-Bretagne.[34]

Le mythe de l’aire pacifique est d’abord un rêve du messianisme anglo-saxon. Le Pacifique a correspondu à la volonté d’hégémonie mondiale de Londres puis de Washington. La lutte des soldats américains, australiens et britanniques de la Seconde Guerre mondiale contre le Japon en 1944-45 renforça ce mythe. Le fait que les frères ennemis Américain et Japonais aient fini par créer un couple puissant joue un rôle décisif dans les affaires mondiales. La langue anglaise a forgé deux termes : The Pacific Area (l’Aire Pacifique) désigne la Mare Nostrum commune aux continents asiatique, américain et océanien. The Pacific Era (l’Ere Pacifique) proclame une hégémonie prochaine de cette zone sur les affaires mondiales, comme si l’humanité devait passer peu à peu de l’Ere et de l’heure atlantique à l’Ere et à l’heure pacifique. L’entrée dans le troisième millénaire pousse encore plus à proclamer cette Ere. Toute la question est de savoir si les Etats riverains de cette région arriveront à définir un bien commun ouvert au reste du monde.

 

2.3.2 LES SIX REGIONS DE L’ASIE PACIFIQUE

 On peut schématiquement distinguer 6 zones de civilisation dans l’aire pacifique : deux zones au nord du tropique du cancer, deux zones entre les deux tropiques, et deux zones au sud du tropique du Capricorne.

-          Le nord-est, au-dessus du tropique du cancer, comprend le nord du Mexique, et les côtes ouest des Etats-Unis et du Canada. Dominée par le poids de la Californie, cette zone correspond à un triomphe de l’extrême-occident et du système de valeurs occidental avec sa trinité protestantisme-démocratie-capitalisme. Mais il s’agit d’un extrême-occident où la greffe asiatique est primordiale. Toujours au nord de ce même tropique, mais à l’ouest, on trouve “l’Asie qui réussit” regroupée derrière le géant japonais : Corée, Taïwan et les grandes métropoles industrielles de la Chine. Il y a là comme un triomphe de l’extrême-orient, et de ce qu’on appelle parfois les valeurs asiatiques. Mais paradoxalement, la locomitive japonaise tire une grande partie de sa puissance de ses liens avec l’Occident.

-          La zone inter-tropicale, américaine ou asiatique, appartient pour l’essentiel au tiers-monde. Elle est celle des métissages ethniques et culturels. De Mexico au sud du Pérou s’étend l’ancienne zone de civilisation amérindienne, avec les restes des empires maya, aztèque et inca, supplantés par la venue des Espagnols et de vagues d’immigration européennes et africaines. De ce brassage de peuples est né un ensemble unifié culturellement par la langue espagnole et le catholicisme, mais divisé politiquement. L’Asie du Sud-Est a aussi connu des empires bâtisseurs (Angkor Vat, Pagan, Borobudur) et d’antiques civilisations supplantées par des colonisations successives et un extraordinaire brassage. Ces deux régions du monde tardent à se forger un destin commun et restent en proie à des crises et des violences sociales qui fragilisent leur progression. Quant aux nombreux micro-Etats du Pacifique, à l’est de la Nouvelle-Guinée, ils n’ont pas d’équivalent dans l’Amérique Centrale pacifique, mais rappellent beaucoup, de l’autre côté de l’isthme centro-américain, la structure politique de l’Amérique Centrale atlantique, c’est-à-dire des Caraïbes.

-          Sous le tropique du Capricorne enfin, s’étendent deux zones beaucoup plus homogènes : le Chili au Sud-Est, l’Australie et la Nouvelle-Zélande au Sud-Ouest. Le Chili, même avec une grande population métissée, est proche de l’Amérique du Sud “européenne” (Argentine, Uruguay, sud du Brésil). Devenu, selon l’expression consacrée, “première puissance du Pacifique” en 1884, après sa victoire sur le Pérou et la Bolivie, le Chili est à la fois singulier en Amérique Latine et animé d’une volonté de puissance peu commune, qui lui a valu le titre de Prusse de l’Amérique du Sud. Souvent décrit comme le dragon sud-américain, il s’affirme aujourd’hui comme le plus stable et le plus moderne des Etats du cône sud. Malgré des problèmes sociaux non résolus, il présente la même éthique du travail, le même sens de la discipline qui ont réussi aux dragons asiatiques. Sa politique économique et sociale commence à servir de modèle pour une partie de ses voisins. Son exemple permettra certainement à la paix de s’étendre vers le nord. L’îe-continent d’Australie est, à la diagonale de la Californie et quoique plus modestement, un autre triomphe de l’extrême-occident. Une civilisation de type californien prospère en Australie du Sud-Est, la Nouvelle-Zélande restant plus proche de la culture britannique. Ces deux Etats sont actuellement  les seuls Etats vraiment industrialisés et démocratiques au sud de l’Equateur. Aujourd’hui, l’Australie renforce ses liens avec les Etats-Unis et s’affirme en outre comme un acteur majeur en Asie, spécialement en Asie du Sud-Est, où son poids diplomatique et économique est déjà considérable.

L’aire pacifique est donc une région où convergent plusieurs branches de civilisation. L’Occident y déploie le double héritage monothéiste (Jérusalem) et humaniste (Athènes), né en Méditerrannée, mûri en Europe, puis conquérant du Nouveau-Monde. Là il se subdivise en deux rameaux : le protestantisme anglo-saxon au nord, dont il existe une réplique en Océanie, et le catholicisme latin, très fortement métissé en maints endroits, dont il existe une réplique en Asie, aux Philippines. Ces Etats d’origine européenne sont jeunes, fraîchement entrés dans l’histoire, héritiers d’un esprit pionnier, aventurier et conquérant. Le messianisme est très puissant dans la culture des Etats-Unis, amoindri en Amérique latine depuis l’échec d’unification de Bolivar. En face se dressent les civilisations extrêmement anciennes de l’Asie. Nous avons déjà évoqué très succinctement le rôle et la mission de l’Asie du Nord-Est, “ sinisée et confucianiste ”, pour simplifier, dans la paix mondiale. Il nous faut maintenant définir le rôle et la mission de l’Asie du Sud-Est.

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