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3. L’ASIE DU SUD-EST ET LA PAIX MONDIALE3.1
L’ASIE DU SUD-EST EXISTE-T-ELLE ?
Vouloir construire la paix
en Asie du Sud-Est, nous le disions au début, est une gageure. Pour beaucoup, le
terme même d’Asie du Sud-Est est au
départ et reste largement une notion de géopopolitique, synonyme de conflit, de
choc d’impérialismes. D'autre part, comment cette région peut-elle surmonter son
hétérogénéité, sa fragilité, les tensions internes qui la traversent ? Comment
peut-elle, surtout, s’affranchir de la tutelle des grandes puissances qui
l’entourent, et affirmer son autonomie par rapport à la Chine en particulier
? ·
“L’expression d’Asie du Sud-Est est
récente, anglo-saxonne et militaire” : c’est la première phrase de la Géographie de l’Asie du Sud-Est de M.
Jean Delvert, qui ajoute : “le South-East
Asia Comand fut confié en 1943 à l’amiral Mountbatten en vue de reconquérir
la Péninsule Indochinoise et Insulinde occupés par les Japonais.”[35]
Les Japonais occupèrent la région pendant 5 ans, pour y établir une sphère de
co-prospérité asiatique. Des combates décisifs eurent lieu en Asie du Sud-Est,
deuxième théâtre d’opérations après l’Europe. Après 1945, l'affrontement des
blocs domina les rapports mondiaux. L’Asie du Sud-Est fut de nouveau une ligne
de front majeure. Les guerres d’Indochine entraînèent une bi-partition de la
région, surtout après 1975, d’autant plus dangereuse que la rivalité
américano-soviétique s’y doubla d’une lutte soviéto-chinoise. Ainsi, beaucoup
n'étudient cette région que pour sa signification stratégique, et restent
sceptiques sur son unité.. Le regard géopolitique ne
fait pourtant pas l’unanimité des spécialistes. Pour certains, l’Asie du Sud-Est
fut toujours une région géographique, mais aussi historico-culturelle distincte. Rodolphe
de Koninck le rappelle : “Contrairement à une croyance répandue, les termes
d'Asie du Sud-Est, ou de South East
Asia et Südostasien étaient en
usage bien avant la Deuxième Guerre mondiale, mais demeuraient imprécis."[36]
En 1883, Elisée Reclus
appela cette région l’Angle de l’Asie, expression que reprit Paul Mus en 1977.
Ce lieu ne connut jamais de civilisation unique mais fut toujours un creuset
d’influences diverses. Jadis appelée "pays de l'or" (Suvarnabhumi en sanskrit), ou
"Chersonèse d'Or" (Ptolémée), ou encore "contrée des mers du sud" (Nan Yang) par
les Chinois, l’Asie du Sud-Est est un lieu en même temps qu’une idée (Hugues Tertrais). Mais quelle idée incarne donc l’Asie du Sud-Est ? Cette région est en
fait l’incarnation vivante de la convergence des cultures :
"Une grande complexité géologique et climatique, une richesse
biogéographique ainsi qu'une richesse ethnolinguistique inégalées dans le Monde,
l'accumulation phénoménale d'influences et de synthèses locales, tout cela fait
de ce delta culturel, de cet arc-de-cercle terrestre et maritime dont la carte
est perpétuellement animée, de cet angle de l'Asie, une région
centrale."[37] Et c’est justement pendant
la Guerre froide, en pleine adversité, que l’idée d’une Asie du Sud-Est
multiculturelle a eu la force d’esquisser un destin politique propre[38].
Et ce destin que la géographie et l’histoire lui ont confiés a commencé à
s’incarner dans la création de l’ASEAN à Bangkok en 1967. Mais l’ASEAN ne
pouvait incarner ce destin qu’en partie seulement, dans le contexte de la Guerre
Froide. D'une part, ce destin est collectif : toute la famille sud-est asiatique
est appelée à le jouer, ce qui est maintenant le cas puisque le Vietnam, la
Birmanie, le Laos et le Cambodge ont joint l’ASEAN. Aujourd'hui, l’Asie du
Sud-Est politique et économique coïncide avec l’Asie du Sud-Est géo-historique.
D’autre part, ce destin de l'Asie du Sud-Est n’est pas seulement stratégique.
L’Asie du Sud-Est a vocation à devenir bien plus qu'une zone-tampon, un verrou que convoitent ses puissants
voisins dans leurs rivalités politiques, économiques et militaires : elle doit
pouvoir s’affirmer comme un artisan de paix, une région où la paix positive et
la civilisation se bâtissent, non comme un but en soi, mais pour mieux
contribuer à la paix mondiale. Au
terme d’un processus effectivement belliqueux et pénible d’un demi-siècle, a
émergé à l’Est du monde une zone qui peut devenir une chance pour la paix, tout
comme l’Europe, à condition que sa construction touche davantage ses habitants
dans leur vie quotidienne et mobilise leurs vertus. Nous analyserons les
facteurs qui font de l’Asie du Sud-Est une région du monde propice à la
construction de la paix. Cependant, l’Asie du sud-Est a le visage de Janus : les
mêmes facteurs qui peuvent y favoriser la paix peuvent aussi exacerber les
malentendus et rouvrir des blessures. Les émotions, souvent très vives, des
populations peuvent être élevées et purifiées, ou au contraire manipulées et
corrompues. Les crises qui secouent cette région depuis 1997 peuvent aboutir à
deux résultats contradictoires : accélérer la construction régionale en
renforçant la conscience d’un destin commun ou durcir les égoïsmes nationaux.
Nous proposons donc aux peuples de cette région de renforcer d’urgence la
logique de paix. Les chercheurs américains
ont imposé la délimitation actuellement admise par tous de la région. L'Asie du Sud-Est, comprend dix États : Birmanie (Myanmar), Brunei, Cambodge, Indonésie,
Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam. Tous sont regroupés
au sein de l’ASEAN. Ce qui frappe d’emblée,
c’est la disparité de cet ensemble de 500 millions d’habitants. Si on devait
trouver un destin à cette région, ce ne pourrait être que celui d’un carrefour
de l’Asie, et d’aboutissement des cultures : “Le sud-est asiatique est un aboutissement de l’Asie, son terme au contact du monde océanique. Mais c’est aussi un lieu de convergences, une synthèse, un prolongement de l’Asie qui s’éparpille dans le domaine océanique. Il se définit par la richesse et la complexité résultant tout autant de sa position au terme de l’Asie, en situation de carrefour et de transition, que de sa position de centre, entre deux océans, entre masse continentale et dispersion marine. ”[39] Aboutissement, convergences,
synthèse, carrefour, centre, transition : ces termes semblent désigner l’Asie du
Sud-Est comme un foyer de civilisation et un possible artisan de paix. Les deux
auteurs ajoutent : “ Plus qu’un terme à des vagues expansionnistes, chinoises, indiennes, musulmanes, européennes, voire japonaises, l’Asie du Sud-Est a été et demeure un lieu de convergences (...) Plus que d’aboutir dans la région (...), les courants s’y sont superposés, entremêlés, voire entrechoqués. L’Asie du Sud-Est apparaît, au-delà de ses divisions internes, comme un monde en soi, un centre d’une richesse et d’une complexité sans doute inégalées, à l’échelle mondiale, en particulier sur le plan biogéogaphique et ethnographique. ”[40] Ce propos est remarquable.
Ce que l’Asie du Sud-Est a d’unique au monde fut longtemps cause de ses
déchirure. Mais cela peut être le point de départ d’un rôle majeur pour la paix
mondiale, alors que nous entrons dans le vingt-et-unième siècle du Pacifique.
Dans la suite de notre exposé, nous voudrions dire que l’Asie du Sud-Est a deux
prédispositions et une vocation à être un artisan de paix :
- des prédisposition de
microcosme du monde, et de médiateur entre deux mondes ; Ces prédispositions de
la géographie et de l’histoire sont l'héritage de l'Asie du Sud-Est.
- une vocation de carrefour
et de centre d’harmonie. La vocation est ce qu’elle fera de ces prédispositions
et de cet héritage. Souhaitons que l’Asie du Sud-Est saura mettre ses atouts au
service de la paix mondiale. 3.2
LES PREDISPOSITIONS DE L’ASIE DU SUD-EST
3.2.1.1.Microcosme
géographique : Les hommes vivent dans trois
types de civilisation : continentale, insulaire et péninsulaire.
· Les trois co-existent en Asie du Sud-Est. Trop d’auteurs définissent une Asie du Sud-Est bi-polaire, avec deux sous-ensembles distincts : l’Indochine continentale au nord, et l’Insulinde, au sud, et ses milliers d’îles. Il nous semble plus exact de parler de trois grandes zones : Indochine et archipel indonésien certes, mais entre ces deux ensembles, l’isthme de Krâ, prolongé par la presqu’île de Malacca, est un ensemble péninsulaire remarquable. A la différence de nombreux chercheurs qui définissent une Asie du Sud-Est binaire (continent et îles), nous préférons parler d’une Asie du Sud-Est trine : continent, péninsule, îles. Nous sommes d’autant plus fondés à le faire que cet isthme de Krâ est depuis 30 ans l’épine dorsale d’un développement politique, économique et social stable. On peut le comparer au couloir qui va de Rotterdam à Milan en Europe (l’ancienne Lotharingie), épine dorsale de l’industrie européenne, et colonne vertébrale de sa construction politique. Le couloir d’urbanisation qui va de Bangkok à Singapour est celui où l’Asie du Sud-Est a le mieux réussi à trouver son unité dans la pluralité et à offrir son visage le plus prospère et le plus stable. En comparaison, le développement de l’Asie du Sud-Est continentale et de l’immense archipel indonésien (à l’exception de Java), reste plus problématique. Quatre régions du monde présentent la même symbiose entre continent, péninsule et îles : la Méditerranée, la Baltique, les Caraïbes et la Mer du Japon. Ces régions sont des zones de contacts et d'apports divers. La Méditerranée, avec ses presqu’îles ibérique, italienne et grecque, ses centaines d’îles et ses masses continentales, aux confins de l’Europe, de l’Afrique, et de l’Asie, est un berceau de civilisations. Elle a vu naître les monothéismes et l’humanisme, la paix y est un enjeu quasi métaphysique, de portée mondiale. q
La Baltique,
qui unit le continent européen aux péninsules et îles scandinaves est le trait
d’union des mondes germanique, slave, balte et scandinave. Les trois composantes
de la chrétienté y ont leurs archétypes : catholicisme polonais, luthéranisme
des pays baltes et scandinaves, orthodoxie russe. Tous les stades du
développement européen y sont présents. Une dynamique s’amorce et l’on voit
d’ailleurs renaître aujourd’hui la notion d’une région baltique ou
“hanséatique”. q
Les Caraïbes,
avec ses deux masses continentales américaines (au nord le monde anglo-saxon
protestant, au sud le monde latin catholique) ses deux presqu’îles de Floride et
du Yutacan, son isthme centro-américain, ses guirlandes de milliers d’îles, a
été un lieu de contact entre les cultures amérindienne, occidentale, africaine.
Cette région partage d’aileurs avec l’Asie du Sud-Est un rôle de médiatrice
(entre les deux Amériques comme entre les deux Océans, Pacifique et Atlantique).
q Enfin, la Mer du Japon a vu se développer, à travers les échanges entre la Chine continentale, la Corée péninsulaire, et le Japon insulaire, l’une des civilisations les plus riches et les plus complexes du globe. L’Asie du Sud-Est est une
Chersonèse (de Chersos, continent, et nesos, île) plus étonnante que les quatre
autres. Il n’est rien au monde de comparable à l’immense isthme de Krâ prolongé
par la prequ’île de Malacca, que se partagent trois Etats (Birmanie, Thaïlande,
Malaysia), la fédération de Malaysia se prolongeant par le haut de l’île de
Kalimantan (dans lequel est enclavé le sultanat de Brunei), tout en étant
flanquée de la cité-Etat insulaire de Singapour. Il n’est rien de comparable à
l’Indonésie, plus long archipel du monde, s’étirant sur 5.000 km de long. Elle
comporte 66.272 km de côtes (seul le Canada fait mieux) et 13.700 îles. Elle
partage l’une d’elles (Kalimantan) avec deux autres Etats (Malaysia et Brunei),
et une autre avec un autre continent (la Papouasie-Nouvelle Guinée). Cet
archipel représente la quatrième puissance démographique du monde. Larchipel
philippin comporte 7.000 îles. Pour G. Coedes,
l’interpénétration de terre et de mer est un fonds culturels de l’Asie du
Sud-Est. Il évoquait un “ dualisme cosmologique où s’opposent la montagne
et la mer, la gent ailée et la gent aquatique, les hommes des hauteurs et ceux
des côtes. ” Le nord continental (Indochine) est baigné par de gigantesques
fleuves (Mékong, Irrawady, Fleuve Rouge), dont les bassins furent des carrefours
de peuplement et de civilisation, favorisant la rencontre des mondes chinois et
indien. 3.2.1.2 Microcosme
biologique : L’Asie du Sud-Est a été un
carrefour de migrations des hommes. Bien avant cela, elle un fut un carrefour de
migrations des espèces, sans équivalent sur le globe. "Haut lieu de convergence
biogéographique, le sud-Est asiatique est un berceau cultural d'une grande
richesse faunique et surtout floristique."[41]
Des inventaires ont dénombré plus de 60 000 espèces végétales. Cette
richesse provient de l'histoire géologique et botanique, et des conditions
géographiques qui furent celles de la région au cours du pléistocène et de
l'holocène. Cette diversité s’explique par la fameuse ligne Wallace. En 1868, le
naturaliste britannique Wallace identifia deux domaines biogéographiques,
séparés par une ligne imaginaire entre les îles de Bornéo et de Sulawesi : à
l'Ouest le domaine asiatique ou oriental ; à l'est le domaine australien lui
aussi source d'enrichissement biogéographique. En d’autres termes, l’Asie du
Sud-Est a pour particularité d’être à cheval sur deux continents et d’être un
lieu de brassage des espèces. Comme le dit Rodolphe de Koninck : “Sur le plan de
la variété des espèces, tant florales que fauniques, les forêts de la région
demeurent de loin les plus riches du monde, deux ensembles de facteurs
contribuant à cette richesse. Le premier : cette position d'aboutissement
sud-oriental de l'Asie et de pont bi-hémisphérique entre celle-ci et
l'Australie. En effet, le sud-est asiatique a représenté (...) le terme tropical
des migrations d'espèces nombreuses de plantes et d'animaux provenant du
continent asiatique. Un deuxième facteur fondamantal favorise la région (...) il
s'agit de sa tropicalité."[42]
La tropicalité de l’Asie du Sud-Est est en effet très particulière à cause de
l'étendue maritime et de l'enchevêtrement de terres hautes et de mers, qui a
favorisé la richesse écologique. Car, près de l'équateur, les
variations d'altitude entraînent des
écarts de température plus élevés qu'ailleurs. 3.2.1.3 Microcosme
ethno-linguistique : L’Asie du Sud-Est regroupe
des centaines d’ethnies différentes, parlant toutes sortes de langues. Cinq
grandes familles ethnolinguistiques sont représentées (sept ou huit selon
certains), “ce qui fait du sud-est asiatique l'une des régions les plus riches
sur ce plan"[43] Ces 5 familles
ethnolinguistiques se répartissent ainsi : q Un groupe austronésien. Il s’agirait de peuples venus de Taïwan et répandus surtout sur les archipels philippin et indonésien. Le tagalog, le Malais et l’Indonésien modernes se rattachent à ce groupe de langues austronésiennes. On notera que leur écriture est romanisée, et que le Bahasa Indonesia et le Bahasa Malaysia ont une transcription unique depuis 1978. q Un groupe austro-asiatique : môn-khmer et viet-muong (Vietnam, Cambodge, minorités du Laos). On pense que les Môns et les Khmers furent les premiers à créer un alphabet d'héritage indien, suivis des Birmans, des Thaïs et des Lao. Quant au Vietnamien, longtemps écrit avec des caractères chinois, il fut romanisé par Alexandre de Rhodes (quoc-ngu, qui n’est vraiment répandu que depuis 1 siècle). q Un groupe Taï-kadaï : Il s’agit d’ethnies et de langues venues du sud de la Chine. Les Langues parlées en Thaïlande et au Laos se rattachent à ce groupe, et s’écrivent dans des alphabets d’origine indienne. q Un groupe sino-tibétain : tibéto-birman (birman, karen), chinois (mandarin), miao-yao (hmong, yao) q Enfin, très minoritaires dans la région, les papous occupent la partie ouest de la Papaouasie Nouvelle-Guinée, baptisée Irian Jaya par l’Indonésie. Toujours au chapitre de la
diversité ethico-linguistique, soulignons la présence chinoise. Les Chinois sont
environ 20 millions en Asie du Sud-Est, soit 4% de la population totale. Les
plus fortes concentrations se trouvent à Singapour (75%) et en Malaysia (environ
33 %). Venus de différentes émigrations, certaines très anciennes, d’autres fort
récentes, les Chinois représentent en général l'élite commerçante. Complètement
assimilés, parfois, dans leur pays d’accueil, ils constituent ailleurs une
minorité qui peut se distinguer par sa foi chrétienne, et attirer sur elle
l’animosité dans les situations de crise. Notons aussi la présence des Indiens
dans certains Etats, mais beaucoup ont dû quitter la région au moment des
indépendances. Cette diversité
ethno-linguistique est encore complexifiée par la diversité religieuse et
culturelle qui se superpose à ces ensembles sans coïncider avec eux. Pour
certains États, la trop grande diversité ethnico-culturelle est un obstacle à
l’unité politique (Birmanie) ou au développement économique (Laos). La moitié
des langues sont romanisées, les autres s’écrivent avec des alphabets locaux.
C’est là une singularité remarquable.
En tout cas, ce foisonnement d’ethnies aux croyances, vêtements, coutumes
et langues si divers fait de l’Asie du Sud-Est un musée vivant, encore en grande
partie méconnu. Aucune autre région du monde ne rivalise avec l’Asie du Sud-Est
quant à la diversité infinie des ethnies. Ce fait même est étonnant, mais le
“miracle” est surtout de voir ces peuples bâtir peu à peu une entité politique
et économique malgré des obstacles souvent insurmontables. Il y a là une leçon
importante pour l’avenir de la paix entre les hommes. Il faut souhaiter
l’émergence de projets pour organiser cette diversité, car on voit sans peine
combien l'Asie du Sud-Est sera appelée à faire école dans un monde de plus en
plus métissé, si elle arrive à donner à tous ces peuples un dessein
commun. 3.2.1.4 Microcosme
socio-économique Autre trait de l’Asie du
Sud-Est : presque tous les stades du développement socio-économique y sont
présents. Parmi les 10 Etats de la région, Singapour est un pays industrialisé à
fort indice de développement humain. La Cité-Etat affiche une des réussites les
plus spectaculaires du monde. Bruei est également assis sur une fortune
colossale. La Thaïlande, la Malaysia et les Philippines sont en voie d'être des
pays industrialisés, ce qui pourrait aussi être le cas de l’Indonésie si elle
était mieux gérée. A l’autre bout de l’échelle, le Cambodge et le Laos
connaissent des indices de développement humain parmi les plus faibles du monde.
La région compte d’autre part des minorités montagnardes parmi les plus
primitives du globe. Si la majeure partie de la
population d’Asie du Sud-Est est rurale, la région compte pourtant de grosses
métropoles : Jakarta (9 millions), Bangkok (6 millions), Ho Chi Minh Ville
(5 millions), Rangoon (3,5 millions) sont les plus importantes. Dans un même pays, un très haut niveau de
développement, de technicité et d’éducation peut côtoyer la misère, ou un état
resté primitif : si la Malaisie occidentale est quasi industrialisée, la
Malaisie orientale insulaire (Sabah et Sarawak), est pauvre, avec des peuples
aborigènes. Entre ces deux provinces encore peu développées, l’enclave de Brunei
est richissime. Même contraste saisissant entre l’Ile de Java, surpeuplée,
industrialisée, et la plupart des autres îles d’Indonésie. A l’extrême est de
l’archipel indonésien, la province d’Irian Jaya reste très arriérée. Entre les
hommes quasiment nus de la forêt vierge et les milliardaires des tours hi-tech
de Kuala Lumpur, Jakarta, Singapour ou Bangkok, on trouve presque tous les
stades du développement humain. 3.2.1.5. Microcosme
politique Presque tous les régimes
politiques coexistent en Asie du Sud-Est. Seule la Thaïlande n’a pas été colonisée. Elle est aujourd’hui une monarchie qui oscille entre un régime parlementaire et des tentatives de reprise en main des militaires. Les technocrates y jouent un rôle plus important que dans d'autres pays, et la Thaïlande affiche ses ambitions de puissance régionale. La Birmanie, après une longue période de messianisme socialiste, tarde à sortir d’une dictature militaire opaque et brutale. Les Philippines, après 20 ans de dictature sous Marcos, s'efforce d'asseoir une république présidentielle stable, mais sont en butte au séparatisme musulman du sud et à de criantes inégalités sociales, souvent similaires à celles des sociétés latino-américaines. L’Indonésie, quatrième pays du monde par sa population (200 millions d’habitants), a un régime présidentiel laïque malgré l’écrasante majorité musulmane. Le pays le plus puissant de la région doit surmonter une crise politique due à l’usure du pouvoir et à la corruption et des tentations séparatistes. La Malaysia est un Etat fédéral et une monarchie constitutionnelle, avec un premier-ministre, le Dr Mahattir qui a eu une conception souvent visionnaire de son rôle. Le pays connaît lui aussi une phase d’instabilité et de crise. Singapour est une cité-Etat bâtie sur une île, une place financière majeure, détachée de la Fédération malaise. Elle se rattache à l’Asie sinisée, et fait figure de dragon, comme la Corée du Sud, Hong Kong et Taïwan. Un régime présidentiel fort, une éthique confucéenne, un excellent système d’éducation, ont permis un haut degré de développement. Brunei est quasiment une autre-cité Etat. Sorte de Koweit d’extrême-orient, tout y appartient quasiment à la famille du sultan. Quant aux trois pays de l’ex-indochine française, ils ont connu le communisme. Vietnam et Laos sont parmi les dernières Républiques Populaires du monde. Le Cambodge, a restauré la monarchie constitutionnelle en 1993, et connu la co-existence mouvementée de deux premiers-ministres antagonistes dont l’un, d’obédience communiste (Hun Sen) a fini par évincer l’autre (Le Prince Ranaridh). Comme on peut le voir d’après cette énumération, l’Asie du Sud-Est, avec seulement dix Etats, offre un panorama complet de presque toutes les situations politiques. Elle s’oriente peu à peu vers la démocratie, par autant de chemins divers qui peuvent constituer des modèles éventuels pour des situations similaires dans le reste du monde. Il est en tout cas exceptionnel de rencontrer un tel éventail de diversité politique en seulement dix Etats. Longtemps considérée comme un obstacle infranchissable, cette diversité politique n’a pas empêché l’ASEAN de se construire, et c’est en cela que l’Asie du Sud-Est est exemplaire. 3.2.1.6 Microcosme et musée
des grandes religions du monde Cependant, le trait
distinctif de l'Asie du Sud-Est est d’être un carrefour et un musée vivant de
toutes les grandes spiritualités. Aucune autre région ne lui est comparable à
cet égard. L’Asie du Sud-Est a d’abord un fond animiste et shamaniste venu du
fond des âges, et qui reste très présent dans la plupart des
régions. · Il y a plus de 2.000 ans, les commerçants venus de l’Inde diffusèrent dans cette chersonèse l’hindouisme. L’hindouisme apporta à cette région une universalité et un classicisme comparable à l’hellénisme en Méditerranée. · Plus tard, le bouddhisme apporta une deuxième vague de renouveau spirituel, se superposant à l’hindouisme ou cohabitant avec lui. Cet ordre hindo-bouddhique fut ébranlé par les secousses mongoles au XIIe siècle. Ce fut la période d’édification des royaumes alors que Pagan et Angkor s’effondraient, et que le Cambodge devenait une pomme de discorde entre le Siam et le Vietnam. Ce dernier est une singularité en Asie du Sud-Est. Alors que le nord fut longtemps vassal de la Chine, dont il reçut le confucianisme et le taoïsme, le sud fut longtemps hindouisé. Le peuple vietnamien s’étendit vers le sud, s’imposant au royaume Champa puis au sud de la péninsule et créant un Etat centralisé, de forte influence chinoise. · Les invasions mongoles précipitèrent le déclin de la route de la soie. Le développement du commerce maritime, amena la pénétration de l’islam, surtout dans l’Insulinde. Il apporta avec lui le monothéisme, une lecture providentielle et linéaire de l’histoire humaine, le début d’une civilisation urbaine et marchande. · Dernier venu dans la région, le christianisme fut apporté aux Philippines par les Espagnols au XVIe siècle, et le pays est catholique romain à 90 %. Les missionnaires français apportèrent l’Evangile au Vietnam au XVIIe siècle, et le catholicisme joue aujourd’hui encore un rôle important dans la vie du peuple vietnamien. On doit aussi mentionner la présence de minorités chrétiennes influentes en Birmanie et en Indonésie. Le paysage religieux en Asie
du Sud-Est peut se résumer dans le tableau suivant[44]
:
Les quatre
principales religions du monde ont donc façonné l’histoire spirituelle de l’Asie
du Sud-Est : une situation sans
équivalent. Aujourd’hui, l’hindouisme n’est plus pratiqué comme religion que par
les minorités hindoues, mais son influence culturelle reste vivante dans les
langues, les arts, l’architecture. Le bouddhisme theravada
imprègne profondément la partie continentale (Indochine). La frontière
thaï-malaise représente, avec le Sri Lanka, la limite méridionale de l’expansion
mondiale du bouddhisme. Celui concerne environ 32 % des habitants d’Asie du
Sud-Est. L’islam concerne surtout
l’Insulinde. L’Indonésie est le premier pays musulman du monde (87 % des 200
millions d’habitants), même s’il s’agit d’un Etat laïc. L’archipel indonésien
représente par ailleurs la limite orientale de l’expansion mondiale de l’islam.
En tout, l’islam représente 39 % des croyants de la région. De façon générale,
l’Asie du Sud-Est est une chance pour l’islam. Il y montre un visage plus
tolérant et compatible avec la modernité que dans le reste du monde.
Enfin, les Philippines
furent longtemps la limite extrême-orientale de l’expansion mondiale du
christianisme, lequel gagna ensuite l’Océanie. Aujourd’hui encore, elles sont le
seul Etat asiatique à majorité chrétienne, avec 90% de Catholiques romains. En
tout, avec les puissantes minorités du Vietnam, de Birmanie et d’Indonésie, les
Chrétiens sont environ 19 % dans la région. A ce tour d’horizon, il
faudrait ajouter la présence de l’hindouisme en certains lieux, des religions
chinoises, du caodaïsme au Vietnam, et de l’animisme. On retiendra surtout de ce
panorama qu’un trait singulier définit et distingue l’Asie du Sud-Est : elle est
le carrefour et le point d'aboutissement des grandes aventures religieuses de
l’humanité. Il y a là un décor et des acteurs tout à fait uniques. Reste à
trouver le scénario permettant à tous ces acteurs de jouer leur rôle ensemble,
pour un bien commun, et non chacun de son côté. 3.2.1.7 L’Asie du Sud-Est et
le dialogue des cultures Le brassage des ethnies, la
succession des religions, la diversité des apports coloniaux, ont créé en Asie
du Sud-Est une mosaïque de cultures sans équivalent dans le monde. Les deux
géants de l’Asie (Chine, et surtout Inde) ont apporté l’influence première, et
peut-être décisive. Les auteurs estiment en général qu’on leur doit le fond
culturel “classique” de la région. Puis les conquérants arabes ont apporté
l’islam et la culture urbaine. A partir de là, l’Asie du Sud-Est s’est trouvée
de plus en plus intégrée à l’histoire mondiale. Quant à l’intégration dans la
modernité politique et économique, elle s’est faite par le biais de
colonisations très diverses : portugaise à Timor, espagole puis américaine aux
Philippines, française en Indochine, britannique en Birmanie et Malaisie,
néerlandaise enfin en Indonésie. L’épisode japonais, bref, fut nénanmoins
décisif pour le destin politique de ces peuples. Enfin, il faut tenir compte du
jeu des influences idéologiques pendant la guerre froide. Autant d'influences
auraient pu disloquer l'Asie du Sud-Est. Non seulement ce n'est pas le cas, mais
l'émergence de cette région est en train de se faire en mobilisant tous ses
héritages dans un dessein commun. Comme le note Rodolphe de Koninck,
On peut concevoir l’Asie du Sud-Est comme ayant mené à l’accumulation de sédiments ou ... à la formation de strates successives. De telles couches sédimentaires ne se sont pas seulement superposées au fil des siècles mais aussi (...) entrecroisées, la somme des influences extérieures ayant été considérable dans la région. [45] Plusieurs facteurs rendent
la richesse culturelle de l’Asie du Sud-Est troublante. Pour schématiser sans
dénaturer, on peut brosser le tableau suivant : à l’est du globe, dans une
région que certains ont appelé la Méditerranée d’Asie, les quatre plus grandes
religions du monde (hindouisme, bouddhisme, christianisme et l’islam) ont
convergé et atteint les limites mondiales de leur expansion, que ce soit vers
l’est ou vers le sud. Là, si l’on tient compte du repli de l’hindouisme comme
religion vécue, elles ont fini par constituer trois grandes masses qui se
regardent de part et d’autre de cette Méditerranée : L’Indochine concentre au
nord la première population bouddhiste du monde, l’Indonésie concentre au sud la
plus forte population musulmane du globe, et les Philippines sont le plus grand
pays chrétien d’Asie. Et quatre grands colonisateurs ont laissé leur empreinte
dans la région : Britanniques et Français se sont plutôt répartis le continent
et la péninsule où prédomine le Bouddhisme, tandis que Néerlandais et Espagnols
s'emparaient des archipels du sud et de l’est, s’y combinant respectivement avec
des masses musulmanes et catholiques. Le plus remarquable, pour l’avenir de
cette région et du reste du monde, est la volonté de se donner un dessein commun
:
"Là
réside le grand défi que jette l'ASEAN : la possibilité d'une communauté où se
trouveraient massivement représentées toutes les grandes cultures."[46]
3.2.1.8. Un centre
d’accumulation et de synthèses La tâche de l’ASEAN n'est
pourtant pas insurmontable. La répartition géographique et hisorique de ces
cultures si diverses s’est faite jusqu’ici plutôt harmonieusement, en sorte que
"le sud-est asiatique est moins un lieu de division qu'un centre d'accumulation
et de synthèse."[47]
Pour comprendre la suite, esquissons à grands traits la genèse de ce patrimoine
culturel hors du commun. On peut discerner quatre couches superposées en Asie du Sud-Est, correspondant à quatre grands âges de son histoire
culturelle. - Le fond
animiste et les minorités d’Asie du Sud-Est La plus ancienne couche est
aussi la population la plus marginalisée de l’Asie du Sud-Est. Sous le nom
générique de “minorités” on désigne un peu partout des peuples chassés des
plaines fertiles par les couches d’immigration successives, et qui ont trouvé
refuge dans les montagnes, pour y pratiquer l’essartage. La plupart de ces
peuples ont gardé des cultes animistes et restent relativement en marge du monde
moderne. Ces peuples sont sans doute le fond culturel de l’Asie du Sud-Est, que
n’ont pas effacé les couches successives. Comme le souligne l’Encyclopédie Axis
: “il existe une forme d'unité des conceptions antérieures à l'indianisation :
dans le domaine religieux, par exemple, le culte des dieux du sol et de la
nature, le culte des ancêtres et l'importance des cultes funéraires, la
sacralisation des sommets comme centres de la Terre et lieux de communication
avec le Ciel.”[48] - L'indianisation :
Avec l’introduction de l’hindouisme et du bouddhisme, elle a légué à l’Asie du Sud-Est, ce qu’on peut appeler son moyen-âge, visible dans beaucoup de ses langues, son architecture, et une grande partie de ses croyances actuelles. ·
On dénomme indianisation une longue
période d’influence culturelle et politique de l’Inde, qui déboucha sur la
formation d’Etats hindouisants ou royaumes agraires. Véhiculée en bonne partie
par les marchands, l'influence de l'Inde se manifesta surtout dans l'écriture et
les croyances religieuses, qu'elles soient bouddhistes ou hindouistes Tous les
peuples de la région connurent peu ou prou cette indianisation, à l’exception
notable du peuple vietnamien, le seul de la zone à avoir été directement sous
influence chinoise et donc confucianiste. ·
La formation de ces royaumes agraires
se fit à la jonction des plaines et de la mer, puis à l'intérieur des terres.
"Rassemblées autour d'une royauté de droit divin, les sociétés hiérarchisées et
organisées en castes façonnèrent, en défrichant la forêt, des royaumes rizicoles
concentriques. Des cités agraires, centrées sur des temples-montagnes, furent
érigées au coeur de vastes systèmes hydrauliques." [49].
Comme exemples de ces royaumes agraires, on peut citer Pagan en Birmanie (fin
XIe - fin XIIIe), Sukkothaï en Thaïlande (fin XIIIe - milieu XIVe), Angkor Vat
au Cambodge (XIe - XIIIe). Ces royaumes agraires sont les embryons des Etats
actuels. "Partout on retrouve le même primat de la riziculture, la même ubiquité
des fonctionaires royaux, émissaires privilégiés de la volonté centrale, ainsi
que le rôle des ordres religieux bouddhistes, sivaïtes ou vishnuistes, qui comme
en Europe les cisterciens, prennent souvent l'initiative et ouvrent la forêt
pour leur propre compte ... L'individu n'existe pas comme tel, chaque membre de
la collectivité se trouvant pris dans une trame contraignante de relations
réciproques, de suzerain à vassal, aîné à cadet, de patron à dépendant."[50] ·
Dans la vision du monde indianisante,
la notion de l'espace reste essentiellement cosmologique, la cité des hommes est
un microcosme du cosmos divin. Emblématique de cette vision du monde est la
géométrie en fonction des quatre orients, la cité-mandala (Angkor, Chiang Mai,
Jogjakarta, Mandalay). - L’apport de l’islam et le
début des réseaux marchands Ce moyen-âge de l’Asie du
Sud-Est va s’effondrer sous l’effet de plusieurs causes : invasions mongoles,
qui précipitèrent les peuples du Sud de la Chine vers les plaines du Mékong,
déclin de la route de la soie, arrivée des marchands musulmans par la mer. A la
veille des temps modernes, alors que s'estompait l'influence indienne, les
progrès de l'avancée thaïe, de l'emprise chinoise et du prosélytisme musulman,
rompirent l'ancien équilibre régional et tendirent à créer un nouvel équilibre social Les Mongols conçoivent pour
un temps une immense entité politique qui aurait rassemblé des mondes restés
jusqu'alors étrangers, mettant en relation les marches orientales de l'Europe
avec le monde iranien et le nord-est de l'espace chinois. Mais les Mongols
n’avaient sans doute pas de pour légitimer leur hégémonie. C’est donc l’islam
qui gagne la région, essentiellement le sud. Va alors se développer le système
du sultanat malais. (Malacca, Aceh, Banten, Macassar, Ternate, Brunei,
Banjarmasin). L'ère du commerce international commence, le malais devient la lingua franca de l'archipel. "Comparables à Venise ou à Gênes, ces
cités portuaires dépendent des réseaux maritimes qui les unissent à l'outre-mer,
beaucoup plus que des territoires limitrophes"[51].
Le port et le marché deviennent les lieux essentiels de villes cosmopolites. Les
notions de temps et d'espace se modifient. "De cosmologique, l'espace devient
peu à peu géographique, le mandala cède à la carte et, avec l'idée d'une Umma
centrée autour de La Mecque, les esprits cessent de converger vers le palais
central pour s'ouvrir aux mondes étrangers. Le temps devient peu à peu linéaire.
L'islam apporte l'idée de Création du monde et de Jugement Dernier."[52]
Sur la péninsule, le choc
mongol ébranle les royaumes agraires, et favorise l’émancipation des royaumes
thaï (Sukhotaï, Ayuthia), et la chute du royaume angkorien. Le Vietnam continue
son expansion vers le sud. Les royaumes agraires se sont maintenus mais en se
déplaçant vers le sud et le littoral. L'islam est resté minoritaire. La cité
marchande ne constitue qu'un quartier périphérique. - Les
colonisations L’intrusion des Européens
remonte aux grandes explorations de la Renaissance. Seuls les Ibères tentent
alors de mener une aventure coloniale complète : les Portugais à Timor et les
Espagnols aux Philippines, qu’ils conquièrent depuis leurs possessions du
Mexique. Ils évangélisent l’archipel et tentent d’urbaniser la population. En
1898, les Américains, se posant en libérateurs de l'oppression espagnole,
s’emparent des Philippines. Ils y voient un tremplin aux portes de la Chine. Ils
ne résistent pas à l’invasion japonaise de 1941, et accordent l’indépendance
après la guerre, tout en gardant longtemps des bases navales.
Les autres puissances
européennes voulurent surtout au départ assurer la sécurité des détroits par
lesquels s’effectuait le commerce
des épices, ouvrir des comptoirs, et développer près de ces comptoirs
leurs propres cultures de plantation. Ce fut le cas de la Compagnie des Indes
Néerlandaises (CIN) à Java. Lorsque l’Etat néerlandais prendra ensuite le relais
de la CIN, ce sera pour coloniser toute
l’Indonésie (guerre de Java en 1825- 1830, guerre d’Aceh de 1873 à 1903).
Les Anglais se concentrent
sur la péninsule malaise et ouvrent des ports. Ils contrôlent Malacca (1795),
puis Singapour (1819). En 1830, l'East
India Company négocie les Straits
Settlements (Règlements des détroits). A partir de 1874-1896, les Anglais
administrent directement la Malaisie. Entre 1819 et 1823, se forme la ville
internationale de Singapour qui prend son essor commercial avec la production
d'étain et d'hévéa dans la péninsule. Plus tard s'affirma le rôle militaire de
l'île. La conquête de Bornéo se fit plus tardivement, pour des motifs
commerciaux et pour lutter contre la piraterie. L'occupation de la Birmanie
reposa sur la force. Les Birmans entrèrent en conflit avec les intérêts
économiques anglais. Les Anglais vont pénétrer en Birmanie de 1824 à 1886. La
Birmanie sera province de l'Empire des Indes jusqu'en 1937.
La colonisation française se
concentra sur l’Indochine, motivée principalement par le désir de se ménager une
ouverture vers la Chine. Les Français étaient présents au Vietnam depuis le
XVIIe. L’évangélisation réussit malgré de sévères persécutions. Mais la France
eut peu de succès commercial. La colonisation du Vietnam aura pour prétexte la
défense des Chrétiens. Ceux-ci intervenaient dans les affaires vietnamiennes et
furent durement châtiés XIXe siècle. Les Français prirent Tourane en 1858 et
Saïgon en 1860. Ayant établi un protectorat au Cambodge (alors que Norodom
voulait se protéger du Siam), les Français en font un Etat-tampon entre Siam et
Vietnam. Le Laos, qui risquait d’être englouti par le Siam, devint également
protectorat de la France en 1893, par l’oeuvre d’Auguste Pavie. En 1884, la
France fait accepter à l'Empereur de Hué le protectorat de la France sur l'Annam
et le Tonkin (la Cochinchine était déjà colonisée). Le protectorat est offert au
Laos en 1893. Se crée alors l'Union indochinoise. Saïgon en est la première
capitale et devient la tête de pont des activités commerciales.
Les Anglais et les Français
encerclèrent alors le Siam, qui garda son indépendance. Comme résultat de ces
colonisations, la couche la plus visible de civilisation est la couche de
modernité occidentale. Les frontières actuelles des 10 Etats-nations de la
région sont en grande partie un héritage colonial. 9 de ces pays furent des
colonies dont les richesses économiques et les infrastructures furent orientées
vers leurs diverses métropoles. Le développement économique en garde encore les
traces. La plupart des grandes villes de la région portent encore les vestiges
d’architectures coloniales. Il faut aller dans l’intérieur des terres, vers les
anciennes capitales royales, pour trouver une forme d’urbanisation vraiment
locale. Les colons eurent aussi l’influence que l’on sait sur la romanisation de
certaines langues de la région. Ils ont laissé des structures socio-économiques,
mais aussi politiques, ainsi que des modes de pensée et des aspirations (droits
de l’homme, libertés, justice) qui sont de plus en plus. Là encore, nous sommes
devant un cas de figure sans aucun équivalent dans le monde pour un ensemble qui
ne compte guère que dix pays. De manière quelque peu schématique, nous pouvons
dire que le paysage culturel et religieux de l'Asie du Sud-Est se compose ainsi
: · Hanoï, la porte septentrionale de l'Asie du Sud-Est, représente l'ancrage continental de l'Asie du sud-Est, son ouverture sur la Chine et son dialogue avec la civilisation chinoise. Hanoï peut donc être considérée comme le symbole du confucianisme en Asie du Sud-Est. C'est aussi le symbole de la présence française, ou de ce qu'on peut appeler la francophonie dans cette région. (Le sommet des pays francophones s’y est tenu en 1997) · A la quasi verticale d'Hanoi, la ville de Jakarta est la porte méridionale de l'Asie du sud-Est, son ouverture vers l'Océanie. La ville est le symbole de la présence de l'islam en Asie du Sud-Est, dans le plus grand pays musulman du monde. Enfin, l'ancienne Batavia symbolise la présence néerlandaise dans la région. La verticale Hanoï-Jakarta représente par ailleurs le passage de l’Asie à l’Océanie. · La ville de Rangoon représente la porte ocidentale de l'Asie du Sud-Est, son ouverture sur l'Inde. La ville et d'autres villes birmanes sont les plus éclatant symboles du bouddhisme theravada dans la région. Rangoon symbolise enfin la présence britannique en Asie du Sud-Est. ·
A l'autre bout d'une quasi horizontale
qui croise la verticale Hanoï-Jakarta au-dessus du Laos, se trouve Manille :
porte orientale de l'Asie du Sud-Est, elle est son ouverture vers le Pacifique.
La ligne Rangoon-Manille est un trait d'union entre l’Océan indien et l’Océan
Pacifique. Manille représente la présence du christianisme en extrême-orient, et
longtemps sa limite orientale extrême. La ville symbolise aussi la présence
espagnole puis américaine dans la région. Jusqu'ici, aucun effort n'a
été entrepris pour mettre en valeur ces prédispositions étonnantes, fruit d'une
très longue histoire religieuse et culturelle, dont le sens peut apparaître
décisif au moment où cette région entre dans la zone de civilisation qui
dominera le vingt-et-unième siècle. 3.2.2- L'ASIE DU SUD-EST EST
UNE REGION MEDIATRICE
Pour être un artisan de
paix, l'Asie du Sud-Est doit jouer de sa nature de microcosme, de musée
vivant. Mais aussi de sa fonction
médiatrice que la géographie et l’histoire lui ont données. Rodolphe de Koninck
a parfaitemernt su exprimer comment cette double vocation de musée et de
carrefour entre deux mondes caractérise la région : "Situé entre le monde
chinois et le monde indien, s'y rattachant tout en s'en dégageant, le Sud-est
Asiatique représente l'aboutissement de l'Asie, son terme au contact du monde
tropical et océanique. Mais c'est aussi un lieu de convergences, un carrefour,
une synthèse de l'Asie : une synthèse qui est à la fois l'occasion d'une
transition, ou plus exactement d'une poursuite de l'Asie au-delà du domaine
continental ... Une région qui se définit tout autant par sa localisation au
terme de l'Asie, en situation de carrefour et de transition, de pont
bi-hémisphérique, que par sa position de centre, d'axe ou de pivot, entre deux
océans, entre masse continentale et dispersion océanique, entre l'Asie et
l'Australie."[53] 3.2.2.1 Médiatrice entre la
Chine et l'Asie L’Asie du Sud-Est est
d’abord médiatrice entre la Chine et
l’Inde, les deux pays les plus peuplés du monde, détenteurs de civilisations
très anciennes et très complexes. La partie continentale de l’Asie du Sud-Est
est d’ailleurs parfois appelée Indochine. Il s’agit d'abord d’une médiation
géographique et culturelle. L’Asie du Sud-Est assure un passage graduel de la
civilisation indienne hindo-bouddhiste (Rangoon) à la civilisation chinoise
bouddho-confucianiste (Hanoï). Mais la médiation exercée par l'Asie du Sud-Est
est aussi une médiation politique et économique appelée à se renforcer dans le
cadre des projets de l'ASEAN. Sur la carte, nous avons matérialisé cet arc de
cercle par la lettre (A). On doit noter que cette région septentrionale de
l’Asie du Sud-Est est aussi celle où le développement politique et économique
reste le plus lent, mis à part le cas de la Thaïlande. 3.2.2.2 Médiatrice entre
l'Océan Indien et l'Océan Pacifique Au sein de l'aire pacifique,
l’Asie du Sud-Est représente le trait
d’union entre l’Océan indien et l’Océan Pacifique. l’Insulinde assure la transition entre
deux civilisations et fut de tout temps le canal du commerce et de la
pénétration des religions et des cultures. Cet arc-de-cercle inter-océanique,
matérialisé par la lettre (B), traverse Tavoy-Bangkok, Kuala Lumpur, Singapour,
Brunei et Manille. La civilisation y est d’abord continentale (Birmanie), puis
péninsulaire (isthme de Krâ), enfin insulaire (nord de Kalimantan et
Philippines). Cet arc de cercle est le plus métissé de la région sur le plan
culturel et religieux : on y passe successivement du bouddhisme à l’islam et de
l’islam au christianisme. Ici, le métissage va de pair avec la plus grande
modernité, tant politique qu’économique. Les régions que traverse cet arc de
cercle sont stables politiquement, et prometteuses d’évolution vers une
démocratie portée par des classes moyennes. Ce sont aussi les plus riches. De
façon très curieuse, les principaux gisements de pétrole off-shore d’Asie du
Sud-est se trouvent presque tous le long de cet arc de cercle. La prospérité de
cette zone “métissée” culmine à Singapour. Cette région comprend les détroits les plus fréquentés du globe et
représente un des enjeux stratégiques majeurs du commerce et de l’équilibre des
forces mondiales. 3.2.2.3 Médiatrice entre
deux continents L’Asie du Sud-Est est enfin médiatrice entre deux continents : L’Asie et l’Océanie. Cet arc de cercle (C) enfile le collier des 13 000 îles de l’archipel indonésien du nord de Sumatra à Irian Jaya. L’Indonésie partage avec la Turquie (autre Etat musulman laïc) la singularité d’être à cheval sur deux continents. Son extrêmité orientale partage la deuxième île du monde avec l’Etat océanien de Nouvelle-Guinée. L’Australie est à une heure d’avion de Timor. Ce troisième arc de cercle peut paraître plus “uni” que les deux autres : uniquement insulaire, limité à un seul Etat (l’Indonésie, le plus vaste et le plus peuplé de la région), avec une religion dominante : l’islam.
3.3.
L'ASIE DU SUD EST : UN ARTISAN DE PAIX ?
La géographie et l’histoire
ont doté l’Asie du Sud-Est d’une configuration sans équivalent. Nulle part on ne
trouve aujourd’hui un concentré aussi divers de peuples, de régimes politiques,
économiques et sociaux, de cultures et de religions. En cette fin du vingtième
siècle, il se trouve qu’environ un habitant sur dix de la planète habite cette
région, qui est un musée de géographie et d’histoire. Cette région s’unifie
politiquement et économiquement, en quête d’un grande dessein. Comme le souligne
Rodolphe de Koninck, L’ASEAN est progressivement devenue un outil de concertation
économique et commerciale favorable aux pays de la région et un forum
diplomatique tout aussi efficace. On est encore loin de la communauté
européenne. Mais ici aussi la candidature de pays meurtris par l’expérience
communiste souligne combien l’ensemble du Sud-Est asiatique représente, à
l’extérieur des grandes régions déjà industrialisées de la planète, celle qui
est la plus susceptible de profiter de la somme immense de ses propres
héritages.[54]
Et d’en faire profiter le
reste du monde, pourrions-nous ajouter. Est-il trop lyrique de dire qu’une
partie cruciale de notre destin collectif se joue là-bas ? Peut-être, et cela
explique la persistance d’élans visionnaires, de pulsions messianiques, dans
cette région du monde. Rien d’étonnant : les autres Méditerranées du monde ont
connu des destins similaires. Mais on peut aussi voir cela de façon non
chimérique et en faire la base d’une démarche rationnelle en vue de la paix.
Le reste du monde est fondé à placer les plus hauts espoirs dans cette région : si elle réussit à consolider la paix, les retombées de cette “shalom” seront planétaires. Alors comment faire avancer le “théâtre de la paix” dans ce qui fut, il n’y a pas si longtemps encore, un théâtre de guerre ? Il faut à la fois un bon scénario et de bons acteurs. Ne doutons pas qu’il y ait en Asie du Sud-Est, d’excellents artisans de paix, dans tous les milieux. Plusieurs scénarii sont possibles. Celui que nous proposons met beaucoup l’accent sur la culture. Il accorde, nous le verrons, un rôle important à l’acteur jusque là le plus négligé : le Laos. Nous allons maintenant expliquer pourquoi. 4.
LE LAOS, EN ASIE DU SUD-EST, ET DANS LE MONDE
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